VENISE / ITALIE
Ivrognerie, misère, conflits armés, désastres de l’urbanisation… L’accrochage de la première salle de l’exposition internationale à l’Arsenal pose le décor d’une biennale qui semble refuser toute forme de joliesse.
Comme s’il lui fallait d’entrée s’affranchir d’une connivence avec le marché. Double Elvis de George Condo (2019), à la gloire de deux pochards en train de trinquer, accueille le visiteur, lequel s’arrête ensuite devant une série de portraits photographiques de Soham Gupta pris dans les quartiers pauvres de Calcutta (Angst, 2013-2017), s’immerge dans 48 War Movies (2019), vertigineuse et cacophonique juxtaposition de films de guerre de Christian Marclay, puis s’abîme dans le travail photographique déjà ancien d’Anthony Hernandez, Pictures for Rome, focus sur les constructions en friche et les détritus urbains. La deuxième salle annonce, quant à elle, une forte présence des œuvres numériques sur cette édition, ici à travers l’installation Old Food (2017-2019) d’Ed Atkins et ses personnages virtuels perpétuellement larmoyants au milieu des costumes bien réels d’une histoire que l’on suppose réduite à ses oripeaux. Il y a un côté train fantôme dans ce vaste parcours d’œuvres pensé comme une succession de sensations fortes, qui attrape le visiteur par ses émotions pour ne plus le lâcher. Quelques pièces de pure fascination retiennent ainsi l’attention, mais elles semblent tourner à vide, comme le Dream Journal (2016-2019) de Jon Rafman, voyage sans fin mimant l’esthétique des jeux vidéo, ou ce fauteuil en cage se fouettant de Sun Yuan et Peng Yu (Dear, 2015), ou encore la très photogénique sculpture Microworld (2018) de Liu Wei. On voudrait, parfois, prendre le temps d’écouter la musicalité des poèmes lus à voix haute dans différentes langues que Shilpa Gupta a empalés sur des tiges de métal (For, in Your Tongue, I Cannot Fit, 2017-2018) ou de se plonger dans l’art d’investigation de Lawrence Abu Hamdan, à la fois artiste spécialisé dans l’enregistrement sonore et expert auprès des tribunaux. On aimerait aussi davantage d’espace de respiration pour les œuvres, comme pour ceux qui les regardent. D’autant que les thèmes abordés ne manquent pas de profondeur : la question de la représentation noire y est récurrente, que ce soit chez Henry Taylor, Frida Orupabo ou Zanele Muholi, « activiste visuelle » sud-africaine dont les autoportraits toisent le visiteur tout au long du parcours. La question raciale est également au cœur du White Album (2019) d’Arthur Jafa, à voir dans le Pavillon central et dont les sculptures de pneus enchaînés (Big Wheel I et II, 2018) sont exposées à l’Arsenal. Le commissaire Ralph Rugoff a en effet voulu que chaque artiste soit présent dans les deux parties de l’exposition internationale, à l’Arsenal et au Pavillon central des Giardini, afin d’y faire deux propositions différentes. Mais l’intensité du propos faiblit au Giardini qui, à la façon des faces B de 33 tours, semble moins inspirée. Nul doute cependant que l’exposition de la Biennale, malgré son titre plutôt plat (« May You Live in Interesting Times »), sera un des tubes de l’été.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : À Venise, une exposition internationale dense et inégale