À travers les affiches et estampes du peintre montmartrois se dessine un esprit parisien fin de siècle, un tourbillon de liberté sur fond de French Cancan.
Martigny (Suisse). « Que nos visiteurs découvrent avec bonheur ce monde joyeux, frivole, celui de la Belle Époque », tel est le vœu que formule Léonard Gianadda à la fin de sa préface au catalogue de « Toulouse-Lautrec à la Belle Époque ». Pour le public suisse de la Fondation Gianadda comme pour ses mécènes, cette exposition de la collection d’œuvres sur papier d’un amateur suisse anonyme est, en effet, l’occasion de se plonger dans la vie parisienne de la fin du XIXe siècle, avec ses spectacles de cabaret, ses nombreux théâtres, ses romans populaires. Elle évoque aussi ce peuple de filles de joie et d’artistes qui en faisaient le sel.
Pour le commissaire, Daniel Marchesseau, et son collaborateur Gilles Genty, historien de l’art, il s’agit de revenir sur l’art d’Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), auteur de la plus grande partie des œuvres exposées. Lautrec est un peu chez lui à Martigny : la Fondation possède un émouvant Autoportrait au journal (1898), croqué au verso d’une affiche du café-concert Divan japonais présentée dans l’exposition. En 2013, Léonard Gianadda a fait don d’un Autoportrait-charge (vers 1894) au Musée Toulouse-Lautrec d’Albi (Tarn) dont il est l’un des administrateurs ; auparavant, en 1987, il a organisé une exposition de peintures de l’artiste à la Fondation Gianadda.
Trente ans après, la visite à la Fondation pourrait sembler moins indispensable puisque la plupart des œuvres présentées sont des affiches et estampes, également conservées dans d’autres collections, notamment celles de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque Jacques-Doucet. Mais on peut y prendre y prend plaisir, car le collectionneur prêteur a eu soin de se procurer des œuvres uniques et les différents états de certaines autres. Il a ainsi réuni la quasi-totalité des affiches connues de Lautrec (La Gitane de Richepin : théâtre Antoine et Au bal des étudiants n’apparaissent pas dans l’exposition) dans un état impeccable, et il possède une épreuve d’essai en noir sur vélin de Moulin-Rouge - La Goulue qui, remarque Daniel Marchesseau, semble être « la seule épreuve du premier état connue aujourd’hui ».
La fulgurance et la brièveté de la carrière de Toulouse-Lautrec rendent inadéquat le choix d’une présentation chronologique. C’est donc par thèmes et par affinités que sont classées les œuvres, l’une des premières étant l’affiche Caudieux (1893) où l’on voit l’acteur et chanteur Albert Caudieux arpentant la scène d’un pas vif devant le trou du souffleur. Belle introduction, car tout le génie du peintre est là : sobriété de moyens, influence du japonisme dans la technique et dans le mouvement.
On pense aux personnages marchant d’Utagawa Kunisada (ou Utagawa Toyokuni III), mais Daniel Marchesseau évoque aussi « le côté munchien de cette caricature ». Cette affiche porte à la fois la signature du peintre et son cachet inspiré des gardes de sabre japonaises. Des affiches pour des revues et journaux (L’Aube, La Dépêche de Toulouse, Le Matin) rappellent le rôle de la presse qui publiait des romans en feuilleton. Misia Natanson et sa Revue blanche apparaissent plus loin, ainsi que les affiches pour les livres de Victor Joze, les revues The Chap Book, L’Image, La Vache enragée et des programmes de théâtre. « L’apogée de l’affiche correspond à l’apogée du verbe et des petites gazettes », résume le commissaire.
La section suivante est celle des cabarets et de leurs figures : La Goulue, Yvette Guilbert à laquelle Toulouse Lautrec consacre un album, ou Valentin le Désossé. Des textes de chansons et des poèmes en rapport avec les œuvres jalonnent le parcours. Les amours du peintre - Jane Avril, Marcelle Lender, May Belfort - et l’amie de celle-ci, May Milton, se succèdent, laissant aussi une place à Aristide Bruant. Dans cette vie d’artiste dont l’amitié est le centre, l’affiche La Chaîne Simpson évoque Louis Bouglé, alias Spoke. Autres amies, fidèles et respectées, les prostituées comme celles de la maison close La Fleur blanche où Lautrec a vécu : il les a dépeintes avec d’autres femmes (dont la fameuse clownesse Cha-U-Kao) dans l’album de lithographies Elles (1896) qui eut peu de succès. La plupart de ses planches, dont plusieurs états de la couverture, sont présentées ici.
Amours encore avec les chevaux - deux états du Jockey (1899) sont à voir - et la mystérieuse Anglaise rencontrée sur le Star, le bateau qui faisait la ligne Le Havre-Lisbonne. Un état de la lithographie de cette Passagère du 54 (1896) et sa reprise sur l’affiche du Salon des Cent représentent cette femme. Enfin, sous-titrée « French Cancans » (« avec un “s” », insiste le commissaire), l’exposition présente face à face trois états de l’affiche Jane Avril (1893) et celle de la Troupe de Mademoiselle Églantine (1895-1896) à côté d’une grande photographie des danseuses du Moulin-Rouge dansant le French Cancan, prise en 1987 par Marcel Imsand.
D’autres œuvres sur papier de la même collection particulière complète cette vision de la Belle Époque : Bonnard, Chéret, Helleu, Ibels, Steinlen, Mucha se retrouvent dans ces salles, ainsi qu’une importante série de Picasso du début du XXe siècle. S’y ajoute une collection privée de photos de Nadar, étudiée dans un épais catalogue, ouvrage de référence sur cet art de l’affiche fin de siècle auquel « le XXe siècle doit beaucoup ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°493 du 19 janvier 2018, avec le titre suivant : La belle époque de Toulouse-Lautrec