Pour avoir usé de la discrétion avec habileté, Récamier envoûta les artistes auxquels elle prêta parcimonieusement son image et prodigua ses conseils. Le goût de l’art, en somme. Ou l’inverse…
Qu’ils tinrent dans leur main un pinceau, un ciseau ou une plume, les artistes européens n’eurent d’yeux que pour celle qui les avait, a-t-on dit, magnifiques. D’un simple battement de cils, donc, Juliette eut à ses pieds le monde de l’art et l’or du monde. Tantôt pour poser, tantôt pour imposer. Tantôt muse et tantôt mécène. Modèle et commanditaire, « gravure de mode » et collectionneuse à la fois, s’offrant auprès des plus grands créateurs de son temps des tableaux et des robes comme autant de parures qu’elle seule savait porter.
L’exposition lyonnaise, en regroupant cent soixante-dix œuvres issues de prestigieuses institutions, entend ainsi donner corps à celle qui, pour l’avoir eu splendide, révolutionna à jamais la scène artistique. Une histoire de goûts pour une histoire du goût. Une histoire comme une fable, celle d’une fashion victim devenue le baromètre inébranlable de l’art.
L’impératrice des arts
Du Directoire à la monarchie de Juillet, Juliette Récamier n’eut de cesse de s’entourer des plus grands hommes de son temps. Un Panthéon de boudoir, en somme. Aussi les médaillons de David d’Angers figurant les affinités électives et amicales de la Lyonnaise dessinent-ils une galerie stupéfiante. Lamartine, Balzac, Ampère, Constant, Gérard, Guérin, Talma, Ballanche : les noms se succèdent au cœur d’un bottin des plus mondains où seule prime l’hétérogénéité.
Qu’il soit chausseur ou sculpteur, qu’il invente pour la belle un soulier en taffetas de soie lavande ou un buste délicieux en Béatrice (1819-1822), qu’il soit anonyme ou se nomme Canova, l’artiste, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, est décidément à ses pieds. Sans particule, sans fonction et sans façon, Juliette Récamier règne sur un empire de courtisans. Une irrévérence, certainement, pour ces rois et reines habitués à pratiquer la stricte endogamie et qui, dans les saisissants portraits versaillais de Gérard figurant Caroline Murat (1801) ou le prince royal de Suède (1812), semblent décliner leurs titres comme autant de maigres consolations.
Mais la Lyonnaise, puisqu’elle a « plus le désir d’être aimée que d’être admirée », préfère bien autrement le plébiscite amical à la publicité mensongère. L’effigie de Chateaubriand par Girodet (1809) et le portrait de Madame de Staël en Corinne au cap Misène (1819-1822) par Gérard attestent, en reliques émouvantes, le culte de Juliette pour le seul empire qui vaille à l’heure des liaisons dangereuses : celui des amitiés indélébiles.
L’instigatrice du goût
Observée par tous, jalousée par les mêmes, adorée, idolâtrée, la muse ne compte plus ses pygmalions. Qu’importe, puisqu’elle décide de les choisir, leur confiant notamment la décoration de l’hôtel Necker qui accueille le couple Récamier dès 1799.
Rien n’est alors trop beau : sur des plans de Berthault, ce Petit Trianon sis au cœur de la Chaussée d’Antin abrite un luxe débridé où l’acajou orné de bronze doré du lit bateau répond au citronnier des lambris et des portes. Au sommet de leur art, les frères Jacob établissent le parangon d’un mobilier style Consulat où sourdent déjà les solutions exploitées durant l’Empire et par l’Empereur. Là aussi, irrévérencieuse anticipation…
La jeune femme aime à varier les plaisirs et à (é)dicter les tendances. Rien ne lui échappe et tout lui réussit. Le plus simplement du monde, toujours. Et si elle ne suit pas la mode, la mode saura la suivre. La chance d’une audacieuse, à l’évidence. Et sa passion pour le goût « à la grecque » ne saurait être passéiste. Dont acte, puisque, s’agissant de l’assouvir en collectionneuse, elle s’adresse à son ami Antonio Canova (Les Trois Grâces, 1810). Tout simplement, encore.
L’inspiratrice de la création
Décidée et décisive, Juliette Récamier règne sans partage sur l’empire des arts et de la mode. Ainsi ne peut-elle oublier, en dépit de sa modestie tout urbaine, qu’elle est une reine de beauté. De profil ou de face, en buste ou en pied, en marbre ou en bronze, à l’huile ou à l’encre, tous ses portraits le lui rappelleront invariablement : la splendeur n’a désormais plus de refuge.
Métaphore de la libéralité artistique ou incarnation de l’élégance suave, Juliette Récamier, la Lyonnaise, peuple l’imaginaire collectif et les fantasmes individuels.
Car comment ne pas imaginer, après les atours baroques de l’Ancien Régime, le trouble de Firmin Massot devant la robe en mousseline de coton de Juliette Récamier (1807), désarmante d’une simplicité… sophistiquée ? Une gaze diaphane aux accents moirés, une chevelure brune aux boucles perlées, des manches ballon autour d’une gorge dénudée : l’image consacrée eût pu sembler intemporelle. C’était oublier que les muses sont mortelles : Achille Devéria se chargea dès lors de faire de Madame Récamier sur son lit de mort (1849) une Sainte Vierge avant la Dormition…
Brûlés par ses soins, les papiers de Juliette Récamier empêchent de dessiner les contours de la psychologie d’une femme dont on connaît néanmoins trop bien les traits du visage et la sveltesse du corps. Car cette érudite oisive savait par cœur le pouvoir d’un portrait immémorial quand d’autres s’évertuaient à lutter fiévreusement avec l’actualité. De son portrait par Ducreux à celui, lithographié, par Devéria, la belle Récamier usa d’une stratégie de contrôle visant à parfaire son image. Une image dont l’omniprésence figurale devait être équivalente à sa discrétion réelle. Être représentée partout en se montrant nulle part : aussi Juliette dut-elle vérifier et valider la merveilleuse volupté saisie par Chinard (1804-1808) tout comme la langueur de l’abandon fixée par Gérard (1801-1805). David d’Angers, Gros, Massot et Canova tenteront tous de dire, sans jamais totalement parvenir à la dévoiler, la singularité de cette beauté irrémédiablement privée qu’ils allaient rendre de notoriété publique. Mais où donc se situe la vraie part de ce modèle insatisfait ? Car bientôt la femme ne s’appartient plus. Muse de l’Art et jouet de l’Histoire, elle voit son destin lui échapper. Et son image avec. Ainsi, en 1951, elle semble n’être devenue qu’une coquille vide. Splendide, certes, mais vide. Un cercueil presque, comme celui que René Magritte lui substitue sur le lit de repos que jamais David n’avait imaginé comme pouvant être le dernier…
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Juliette Récamier, inspiratrice du bon goût
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Juliette Récamier, muse et mécène » jusqu’au 29 juin 2009. Musée des Beaux-Arts, place des Terreaux, Lyon. Horaires : tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h, vendredi de 10h30 à 18h. Tarifs : 8 et 6 e. www.mba-lyon.fr
Ça Ballanche pas mal à Paris. Muse des plus grands peintres, Juliette Récamier fréquenta de nombreux écrivains, Chateaubriand bien-sûr, mais aussi le philosophe oublié Pierre-Simon Ballanche. Ce dernier, lyonnais comme Madame de Récamier, né en 1776, élu à l’Académie française en 1842, décéda en 1847. Amour platonique ou profonde amitié, sa relation avec Juliette fut dense. Enterré dans le tombeau familial des Récamier au cimetière de Montmartre, il fut rejoint à peine deux ans plus tard par Juliette.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Juliette Récamier, inspiratrice du bon goût