Prix Duchamp

Julien Prévieux, l’art des « stats »

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 8 décembre 2015 - 666 mots

L’artiste est l’un des rares à avoir su composer avec l’Espace 315 du Centre Pompidou. Son exposition donne une dimension ludique ou poétique à des pratiques et systèmes austères.

PARIS - Julien Prévieux (né en 1974) s’est vu décerner le prix Marcel Duchamp en octobre 2014. Il est actuellement exposé au Centre Pompidou qui, depuis la création du prix en 2000, invite le lauréat l’année suivante à exposer trois mois durant dans son Espace 315. Et autant le dire d’emblée, Prévieux est l’un des rares (avec Tatiana Trouvé en 2008) à avoir su relever le défi d’occuper ce lieu difficile, un rectangle long comme un hall de 315 m2 (d’où son nom) sans fenêtre, que le visiteur parcourt en un aller et retour. « C’est le premier aspect que j’ai pris en compte. Il fallait faire en sorte que la lecture soit différente d’un sens à l’autre », indique Julien Prévieux. Qui ajoute : « Il y avait deux options. Soit une œuvre unique, un geste artistique qui prend tout l’espace. Un “ace” en quelque sorte, mais c’est risqué, ça passe ou pas. Soit construire réellement une exposition, ce que j’ai choisi de faire. »Toutes les œuvres ont ainsi été spécialement réalisées pour l’occasion, à l’exception d’une suite composée de dix dessins datés de 2014, en accord avec le propos.

Transposition
Sur le mur de gauche à l’entrée, deux ensembles de dessins accueillent le visiteur. Le premier groupe évoque des toiles d’araignée qui auraient eu la berlue. Réalisés dans un commissariat de police avec la collaboration des agents, ils correspondent à des diagrammes de Voronoï. Ces derniers servent à subdiviser des plans par un jeu complexe de points, triangles et lignes médiatrices qui permet à la police de déterminer des zones plus denses en matière de crimes et délits. Un deuxième ensemble a été dessiné dans l’atelier de l’artiste d’après les mêmes données, et délimite des taches abstraites et concentriques de couleur, rouge, orange, jaune, vert, bleu, toutes en dégradé, une sorte de « heatmap », une carte de chaleur devenue ici une carte météo du crime. Les mêmes statistiques peuvent donner ainsi lieu à des formes plastiques très différentes selon la technique de transposition utilisée.
Au milieu de l’espace, une grande installation, à la croisée de l’élément d’architecture et du mobilier, compose un paravent ajouré qui permet d’accrocher une autre série de dessins, exécutés eux à partir de l’enregistrement (à la caméra infrarouge) des regards des visiteurs du Centre portés sur des œuvres emblématiques de la collection. Cette trame aide à casser et moduler l’espace, à lui donner une mesure, et laisse deviner le film projeté tout au fond de l’espace. Celui-ci, œuvre à part entière, joue aussi le rôle d’un cartel animé. Découpé en six séquences, interprétées par des danseurs de l’Opéra de Paris qui passent en revue l’histoire du mouvement de la fin du XIXe siècle avec Étienne-Jules Marey à nos jours, il donne une clef de lecture aux œuvres présentées et « permet au retour, dans un principe roussellien [inspiré de Raymond Roussel], de les lire différemment », précise Prévieux. Le film aide ainsi à comprendre qu’une sculpture en acier brossé, empilant des sortes de toupies les unes sur les autres en déséquilibre, équivaut à la conversion en volume des mouvements d’un pickpocket. Ou que la forme des sept pierres, précisément taillées sur un socle, correspond à la mise en volume de nos accélérations physiques enregistrées par un accéléromètre.

L’ensemble résume avec rigueur la démarche de Julien Prévieux, qui s’infiltre dans des codes, systèmes et procédures pour les traduire, convertir, transposer dans le champ des arts plastiques. Ou détourne jusqu’à l’absurde des pratiques (la surveillance) et les utilise à contre-emploi pour chorégraphier la mesure, cartographier le mouvement. Histoire d’inventer une dimension ludique, poétique, esthétique à des domaines sociologiques ou politiques peu réputés pour cela, tout en gardant une position critique, eu égard à leur idéologie sous-jacente.

Julien Prévieux

Commissaire : Michel Gauthier, conservateur au Musée national d’art moderne
Nombre d’œuvres : 7 ensembles

Julien Prévieux, Des corps schématiques

Jusqu’au 1er février 2016, Espace 315, niveau 1, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél.01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 12h-21h, accès avec le billet « Musée et expositions », 14 €.

Légende photo
Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015, encre et acrylique sur papier, dimensions variables, avec les policiers : Stéphane Dupont, Benjamin Ferran, Gérald Fidalgo, Mickaël Malvaud et Blaise Thomas. © Julien Prévieux, courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : Julien Prévieux, l’art des « stats »

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