À la galerie Bugada & Cargnel, à Paris, Julian Charrière laisse divaguer le visiteur dans une temporalité décalée, entre site nucléaire hors d’âge, colonnes de sel venues de Bolivie et plantes anciennes figées par de perpétuelles plongées dans l’azote.
Avez-vous abordé votre film Polygon (2015) et la série de photos qui l’accompagne, réalisés au Kazakhstan, avec en tête une veine documentaire ?
J’ai été invité à exposer à Moscou avec un travail qui ferait écho à des thématiques russes. J’étais à ce moment-là en train de lire The Terminal Beach de J.-G. Ballard, une nouvelle sur un futur post-nucléaire sur les Îles Marshall. En fait, les Îles Marshall où les Américains ont fait des tests sont un peu l’antithèse du Polygon, un site nucléaire situé au Kazakhstan que je ne connaissais pas vraiment. Ce site a été bâti comme une sorte de monument involontaire de l’ère nucléaire, là où Staline a fait exploser sa première bombe nucléaire en 1949. Je me suis donc rendu sur ce lieu avec Ballard en tête tout en souhaitant faire une recherche relative au monument, à une trace de notre civilisation. Il s’agit d’une architecture qui pourrait venir du passé, mais également sortie d’un film de science-fiction. Le film est plus subjectif, il y a une émotion et le livre de Ballard en filigrane. Alors que les photographies sont un travail plus archéologique et plus objectif : en une heure j’ai photographié toutes les tours du site afin de les documenter, ce sont donc souvent des photos frontales.
Ces images semblent vieillies, avec des traces de lumière à la surface. De quoi s’agit-il précisément ?
Il m’a paru intéressant d’essayer de figer l’énergie sur le site : le monument est un peu la pointe émergée de l’iceberg, mais il y a quelque chose en dessous qui continue à vibrer, qui est entropique, qui continue à modifier le paysage. On ne le capte pas mais on le sent, c’est très pesant, c’est très particulier d’être là-bas, c’est un paysage et une ambiance très lourds. On dit qu’Henri Becquerel, un peu par hasard, aurait en 1896 exposé des sels d’uranium à un une plaque photographique et se serait rendu compte quelques jours après qu’il y avait une ombre sur le papier et donc que cette pierre rayonnait. Ce que j’ai fait a été de reprendre cette technique et de montrer objectivement le paysage en essayant de figer ce qui est sous-jacent et invisible à l’œil nu. Donc pour chaque lieu où je faisais une photo, je prenais un petit échantillon de cette strate géologique thermonucléaire. En la posant sur les négatifs elle les a exposés une seconde fois, ce qui a ajouté de l’information tout en enlevant aussi une partie de l’information. Il y a donc une sorte d’équilibre entre quelque chose de très abstrait et mystérieux et un paysage.
L’idée de monument est très présente dans cette exposition, à la fois dans ce projet du Kazakhstan mais aussi dans vos trois colonnes de sel (Future Fossil Spaces, 2014). Le monument est-il un sujet qui vous intéresse en tant que tel par rapport à l’époque contemporaine ?
Cela dépend des travaux. Je m’intéresse beaucoup aux traces laissées qui constituent des sortes de ponts entre passé et futur. Il y a là une recherche par rapport à des endroits qui sont des monuments, mais qui ne sont pas vraiment perçus comme tels. Les colonnes de sel c’est un peu la même chose. Après m’être intéressé à l’âge de bronze, à l’âge de pierre et à l’âge nucléaire, ce qui m’intéressait ensuite était l’âge digital et d’essayer de trouver les endroits qui soutiennent ce monde digital, avec véritablement en tête l’idée du monument. Je suis donc allé en Bolivie afin de récupérer les négatifs d’une piscine d’extraction de lithium – car le lithium est justement l’un de ces matériaux nécessaires à la société, à l’ère digitale, dans un endroit qui risque de changer drastiquement dans les vingt prochaines années. Ces colonnes monumentales sont en quelque sorte des colonnes sans fin. Une colonne normalement soutient une structure, mais celles-ci ne soutiennent rien, elles ont des hauteurs différentes et tout ce qu’elles soutiennent, métaphoriquement, c’est justement ce monument digital, ce monde digital qui nous entoure.
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Julian Charrière : « Les traces laissées sont des ponts entre le passé et le futur »
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 23 mai, Galerie Bugada & Cargnel, 7-9, rue de l’Équerre, 75019 Paris, tél. 01 42 71 72 73, www.bugadacargnel.com, mardi-samedi 14h-19h.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°434 du 24 avril 2015, avec le titre suivant : Julian Charrière : « Les traces laissées sont des ponts entre le passé et le futur »