Juan Gris a joué un rôle prépondérant dans l’histoire du cubisme. Il en fut à la fois l’élément le plus classique et le plus singulier. Il est d’ailleurs le seul dont l’œuvre puisse se comparer à celle de ses créateurs, Picasso et Braque.
A en croire sa sœur, Juan Gris (1887-1927) fut très tôt attiré par le dessin, à telle enseigne que « les marges de ses cahiers d’écolier ne servaient qu’à dessiner tout ce qu’il voyait ». Gris s’inscrit à 15 ans à l’École des arts et manufactures puis exerce une activité d’illustrateur dans des journaux madrilènes. Arrivé à Paris en 1906, il prend un atelier au Bateau-Lavoir et se lie d’amitié avec les artistes de l’avant-garde. Auprès de son compatriote et voisin Pablo Picasso, Gris trouve, selon son marchand Kahnweiler, « une nourriture spirituelle conforme à son tempérament ».
Entre 1906 et 1907, dans l’entourage de Picasso, il suit l’élaboration d’une œuvre qui prend sa source dans l’héritage cézannien et qui marque le début du cubisme avec Les Demoiselles d’Avignon. Comme Picasso et Braque, Juan Gris reconnaît en Cézanne un modèle. Il emprunte d’abord sa voie puis adhère au cubisme. De ses premiers tableaux cubistes, une œuvre magistrale, Hommage à Pablo Picasso, qu’il présente au Salon des indépendants de 1912, affirme déjà la prépondérance de la structure.
Au même moment, Braque et Picasso se sont engagés dans un cubisme analytique de plus en plus hermétique qui fragmente l’objet à l’infini dans une prédominance d’ocres et de gris. Juan Gris prend ses distances et s’oriente vers un cubisme synthétique qui se démarque par une construction plus affirmée de la composition et par un emploi différent de la couleur. L’été de 1913 qu’il passe à Céret en leur compagnie voit l’accomplissement de sa peinture : ses natures mortes, ses paysages et ses figures illustrent la parfaite maîtrise de ses théories.
Dès l’hiver 1914, Juan Gris se consacre aux papiers collés. Une période riche en recherches formelles, qui voit ses compositions se remplir d’éléments issus de la réalité : papiers peints, journaux dont il dessine les contours à la gouache ou à l’huile pour leur donner unité, force et volume. Les œuvres qu’il exécute entre 1918 et 1920 sont remarquables par la rigueur de leur architecture plastique et par leur pureté d’expression. Arrivé au point d’achèvement de ses recherches, il n’a de cesse, dit-il, « d’humaniser » sa peinture. Braque et Picasso ont abandonné le cubisme pour s’adonner à d’autres expériences picturales, Gris y demeurera résolument fidèle sauf durant les dernières années de sa vie où il réalisera des décors pour Diaghilev. Picasso dira de lui : « Il a été le plus fort dans ce genre-là. »
1 L’espace
La rime de la forme
Il s’agit d’une construction statique où la forme globale de l’œuvre importe plus que le détail des sujets. La notion d’ensemble prévaut sur la partie. L’espace n’est plus imité et les objets sont regroupés sur une surface plane : l’arlequin est assis sur une chaise placée près de lui. La figuration du volume est le problème majeur qui se pose à l’esthétique cubiste.
Pour créer le volume, Juan Gris impose à la surface une sorte d’ondulation au moyen de la ligne et du contraste du clair-obscur, ce que Daniel-Henry Kahnweiler appelle « l’activation de la surface plane ». Dans la composition, les formes amples et simplifiées sont soulignées de cernes noirs qui leur insufflent une dimension sculpturale. Les cernes blancs, par contraste avec les cernes noirs, expriment la lumière du tableau.
2 L’arlequin
Guitar hero du cubisme
Vers 1920, Juan Gris se consacre aux décors et costumes des ballets de Diaghilev. Il peint de nombreux pierrots et arlequins. Le thème de l’arlequin est utilisé à l’envi par ses prédécesseurs et par son ami Picasso, notamment dans son allégorie de la vie d’artiste, Les Saltimbanques, dont il fait son double. Si l’austérité est la même, les critères plastiques sont bien différents : l’arlequin hiératique de Gris est figé dans son immobilité silencieuse. Il tient de manière distanciée une guitare entre ses mains.
Bien que Gris ne cède pas au folklore espagnol, la guitare reste pour lui et de nombreux artistes un objet fétiche. Elle fait son apparition dans ses compositions dès 1912. Elle souligne son intérêt pour cet instrument dont la rectitude des cordes renvoie au traitement de la ligne droite et dont le corps suggère le tracé de lignes courbes et obliques. À ce stade de la carrière de Gris, cette œuvre intègre la maîtrise d’un art qu’il a exploré intensément et qu’il applique avec une grande rigueur intellectuelle. Ce que le grand marchand Kahnweiler évoque comme la « sévère grandeur, la magnifique densité des édifices plastiques qu’il dresse dans ses toiles, la lucidité de plus en plus pénétrante de sa pensée ».
3 La couleur
Un chromatisme modéré
Le cubisme s’efforce de représenter les objets dans leur couleur propre qui ne tient pas compte des valeurs imprévisibles de la lumière. L’esthétique cubiste reconstruit l’objet selon son caractère permanent et non comme les impressionnistes, selon une vision fugitive. À l’éclairage momentané se substitue ainsi le fameux « ton local », la couleur vraie, propre aux théories chromatiques cézanniennes.
Le langage que Gris adopte dans ses peintures est le fruit de la synthèse entre la forme et la couleur. Il abandonne très vite les camaïeux de gris et de bruns propres au cubisme analytique des années 1910-1911, pour l’emploi de couleurs franches qui structurent les formes et participent à l’architecture de la composition. Les œuvres de la période 1920 évoluent vers un chromatisme plus modéré. C’est le cas du tableau Arlequin assis à la guitare organisé dans des couleurs complémentaires d’orange et de vert.
4 L’architecture
Un espace monumental
Dans l’espace clos et sans profondeur du tableau, les sujets se détachent sur un fond fixe. Le cubisme de Juan Gris est toujours très architecturé. Ce que l’historien Henri Focillon nomme « l’espace monumental ». Les œuvres des années 1920 se distinguent par cette singulière monumentalité. Un aspect qui procède moins de la taille de l’œuvre, généralement de dimension modeste, que de l’impression générale qui s’en dégage. La raison en est que la construction de sa composition emprunte à l’architecture : au lieu de partir du détail et d’agencer un ensemble, Gris part de l’ensemble dont il fait naître le rythme du tableau. Il explique sa démarche en se référant à Cézanne : « Cézanne d’une bouteille fait un cylindre, moi d’un cylindre je fais une bouteille. Cézanne va vers l’architecture, moi j’en pars. » Ainsi, la signification des images est subordonnée à l’équilibre et à l’unité du tableau.
1887 Naissance à Madrid.
1904-1905 Il étudie la peinture auprès de José Maria Carbonero.
1906 À Paris, il devient l’ami de Matisse et de Picasso.
Collabore à différentes revues satiriques.
1912 Il signe un contrat d’exclusivité avec Daniel-Henry Kahnweiler.
1920 Première attaque de pleurésie, sa santé restera fragile.
1922 Il réalise des décors et des costumes pour les Ballets russes de Serge Diaghilev.
1924 Conférence à la Sorbonne « Des Possibilités de la Peinture ».
1927 Décède à Boulogne-Billancourt à l’âge de 40 ans.
Informations pratiques. « Juan Gris, rimes de la forme et de la couleur », jusqu’au 31 octobre 2011 au Musée Paul Valéry à Sète. Tous les jours de 9 h 30 à 19 h 00. Tarifs : 7 et 3 €. www. muséepaulvalery-sete.fr
L’exposition. Profitant du lien intime qu’entretient le midi de la France avec les peintres cubistes, le Musée Paul Valéry entend explorer la carrière de Juan Gris à partir d’une cinquantaine d’œuvres. Les prêts ont principalement été obtenus du Centre Pompidou, du Kröller-Müller Museum d’Otterlo et du Minneapolis Institute of Arts ainsi que de collections particulières suisses et japonaises.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°637 du 1 juillet 2011, avec le titre suivant : Juan Gris - « Arlequin assis à la guitare »