L’histoire des relations entre Joan Miró et la fondation Maeght est proprement passionnelle. Il en a accompagné la création, elle a été son jardin. Elle l’accueille à nouveau dans l’intégralité du site.
Il était de neuf ans son aîné. Rien ne devait particulièrement jamais les rassembler, lui le Catalan, elle l’Américaine ; d’ailleurs, ils ne se sont que rarement rencontrés. Un prénom graphiquement semblable, mais différent dans sa prononciation, une même installation à Paris au début de leur carrière, une même passion pour la couleur : Joan Miró et Joan Mitchell n’ont pas plus de choses en commun. Mais pour avoir entendu s’exclamer un jour celle-ci, dans les années 1970, avec cet accent mâché qui était le sien : « Miró ? Moi, il me tutoie ! », on devine tout le respect et toute l’admiration qu’elle portait à l’Espagnol. C’est dire la reconnaissance de ses pairs. En même temps, cela illustre la simplicité du personnage qui, né au printemps, le 20 avril 1893 à Barcelone, était pleinement solaire et qui, sur le mode du pied de nez, nous a quittés le jour de Noël 1983.
La fondation Maeght, une œuvre d’art totale
« Miró en son jardin ». Le titre de l’exposition que la fondation Maeght consacre cet été et au-delà à l’artiste en dit long tant de la verdeur d’une œuvre qui célèbre la vie que de la richesse et de la variété de son champ iconographique. Il en dit long aussi des relations et du lien profond qui lièrent Miró à l’aventure de création de la fondation imaginée par Marguerite et Aimé Maeght au début des années 1960, à Saint-Paul, près de Vence, sur la Côte d’Azur. Il en dit long enfin de la notion de « lieu » dès lors qu’elle est appliquée à une œuvre dans sa capacité à occuper un territoire, à le transformer en un topo inédit pour le faire sien. À l’instar d’une aventure comme celle qu’a conduite Claude Monet à Giverny. Certes, la fondation Maeght n’est pas tout Miró, ni exclusivement Miró, mais le Catalan l’a puissamment inspirée, au plus profond de ce qui en est l’âme.
L’art de Joan Miró est une galaxie et, à Saint-Paul, dans les jardins de la fondation, sa démarche est à appréhender comme celle d’une œuvre d’art total. Elle est faite d’un ensemble sculpté qui porte le nom mythologique, symbolique et fabuleux de Labyrinthe. Réalisé au fil des années 1960, dans la synergie de la création du bâtiment érigé par l’architecte Josep Lluís Sert, celui-ci se développe selon un parcours qu’accompagne une longue ligne serpentine de petits murets, supports d’un fil d’Ariane peint en blanc, divaguant en toute liberté parmi les œuvres de l’artiste. Le soin de Miró d’associer son travail à l’architecture et à la nature tout ensemble rejoint alors les préoccupations d’une nouvelle génération d’artistes que regroupe le mouvement du Land Art. Si les intentions et les moyens diffèrent, il en va chez lui comme chez eux de la même volonté d’une osmose et de la même quête d’une unité. Mais tandis que ceux-ci se servent de la nature tout à la fois comme support et comme matériau en la modelant à leur convenance pour faire signe, Miró s’applique à s’y inscrire et à l’inscrire en la ponctuant des signes de son vocabulaire plastique.
Ici l’Oiseau solaire, là un Œuf, ailleurs de drôles de Gargouilles
Outre les murets qui en déterminent et en tracent le cheminement dans l’espace, le Labyrinthe compte toutes sortes de créations de différents formats et de différents matériaux : bassins, fontaines, arc de triomphe, sculptures en ronde-bosse ou bas-relief et décorations céramiques. Véritable jardin planté sur la colline où la fondation Maeght a été construite, le monde onirique de Miró peut tout à loisir s’éclater et c’est une succession de figures drolatiques et surprenantes qui s’offrent à voir. Ici, celles de l’Oiseau solaire et de l’Oiseau lunaire, toutes polies de marbre blanc de Carrare ; là, celle d’une femme dont la chevelure défaite est simplement gravée d’un trait en surface ; là encore, celle d’un Œuf, couvert de signes peints et délicatement posé à la surface rasante de l’eau d’un petit bassin. Ici et là, un Lézard en céramique grimpe le long d’un petit mur et de drôles de Gargouilles vernissées déversent des filets d’eau rafraîchissante.
Ailleurs, Miró a planté une Fourche en fer sur une structure gracile faite en bronze dont la silhouette se dessine sur le fond du ciel bleu ; reprise symbolique du poing levé du paysan en révolte lors de la guerre d’Espagne, elle invite le visiteur à rester vigilant face à la barbarie humaine. Plus loin, une Grande Arche en béton, dont les formes mêlent le grotesque et le monstrueux et dont les motifs d’étoiles et de lignes ont été gravés par le sculpteur au marteau-piqueur, semble lui proposer une traversée initiatique. Enchanteur et poétique, le Labyrinthe se présente en fait comme un espace paysager et artistique qui préfigure nombre de formulations contemporaines.
Dans un entretien qu’il accordait à Yvon Taillandier en 1959, Joan Miró confiait à son interlocuteur : « Je vois mon atelier comme un potager. Là, il y a des artichauts. Ici, des pommes de terre. Il faut couper les feuilles pour que les fruits poussent. À un moment donné, il faut tailler. Je travaille comme un jardinier ou comme un vigneron. Les choses viennent lentement. Mon vocabulaire de formes, par exemple, je ne l’ai pas découvert d’un coup. Il s’est formé presque malgré moi. » On se souvient des propos que Voltaire prête à Candide : « Il faut cultiver son jardin. » Miró semble bien les avoir repris à son compte dans tous les sens de l’expression.
La carrière de Miró retracée dans l’exposition de Saint-Paul
« Miró en son jardin », dit le titre de l’exposition. Des jardins, l’artiste en a souvent représenté dans son œuvre. Sinon des jardins, du moins des lopins de terre, des champs, des paysages. De ce Potager avec âne très détaillé de ses débuts (1918) jusqu’à ces ultimes et schématiques dessins au stylo-bille en Hommage à Modest Urgell (1981), l’un de ses compatriotes aînés.
D’une extrémité à l’autre, Miró aborde le genre comme l’occasion de faire de ses compositions, qu’elles soient figurées ou quasi abstraites, l’image d’un microcosme. Si la palette y est dense et les tons sourds dans le Battage du blé (1918), c’est qu’il s’agit là d’une œuvre de jeunesse ; très vite, les couleurs s’éclaircissent avec La Ferme (1921-1922), puis le sujet quitte le monde des apparences pour donner dans une forme de réalisme magique avec La Naissance du monde (1925).
Si l’idée générique de paysage l’emporte finalement, c’est que Miró mène toutes sortes d’expériences plastiques qui l’entraînent à la dérive des contraintes du motif. Ainsi, au regard de l’exposition, la pratique de la céramique avec le fidèle Artigas le conduit à façonner un Rocher (1956, lire encadré p. 57), son goût pour l’estampe à graver une Partie de campagne (1967) très sibylline, enfin celui pour les matériaux à réaliser vers 1980 d’impressionnantes tapisseries s’offrant à voir comme de véritables plates-bandes grasses et tout ébouriffées au beau milieu desquelles il assoit ses figures. Et le potager de trouver encore une formulation amusante dans la figure céramique d’une Courge (1956).
Hommage au génie créateur de l’artiste, l’exposition de Saint-Paul rassemble des œuvres – pour certaines jamais encore montrées – aux styles les plus variés qui témoignent de la participation de Miró aux expériences des avant-gardes de son temps. Au cubisme, par exemple, Nord Sud (1917) emprunte l’idée d’une déstructuration du sujet et à l’expressionnisme l’exaltation de la couleur. Son installation à Paris en 1920, où il demeure chaque hiver, est l’occasion pour lui de s’associer aux recherches des mouvements Dada puis surréaliste. Breton, Éluard, Masson, Leiris deviennent ses amis et il illustre leurs poèmes. Nourri des mêmes préoccupations qu’eux, Miró cherche à établir les termes d’une poétique, union de l’imaginaire et du réel, qui lui permette de « s’évader dans l’absolu de la nature ».
Au fil du temps, le travail s’anime de figures informelles, déduites de la pratique du collage, puis de figures humaines et animales dont l’allure organique puise au plus étrange d’un monde intérieur. Enfin, son œuvre en appelle à un vocabulaire de constellations où la femme et l’oiseau jouent parmi les astres pour gagner une dimension quasi cosmique qui devient la marque d’un style. S’il déclare travailler « comme un jardinier », Miró en est un de l’espace et de la couleur.
Passé maître dans l’art d’agencer dans des raccourcis formels et richement colorés les éléments les plus hétéroclites comme une fourche, une boule et une boîte pour en composer Femme et Oiseau (1967), Miró n’a pas son pareil pour brosser d’un simple trait griffonné et d’une grosse tache rouge un Personnage devant le soleil (1975), incongru et ludique. Tout comme pour modeler la Tête (Rouille) épatée d’une figure stupéfaite (1944-1946) dont les grandes oreilles servent d’anses pour un vase céramique.
À travers l’estampe, une relation privilégiée avec Aimé Maeght
C’est dans toute une production d’estampes que les relations privilégiées de Miró et d’Aimé Maeght trouvent l’expression de leur parfaite complicité. On sait que le premier métier du galeriste était imprimeur et qu’il n’a cessé de mener cette activité au sein de l’imprimerie Arte. Quoiqu’il ait toujours proclamé n’être « ni graveur ni peintre, mais quelqu’un qui cherche par tous les moyens à s’exprimer », Miró a réalisé un nombre considérable de multiples. Curieux de tout, il a utilisé les techniques les plus diverses : lithographie, eau-forte, aquatinte, pointe sèche, carborundum…, mêlant volontiers les unes aux autres, toujours avide de nouvelles expérimentations.
N’en déplaise à l’artiste, c’est en peintre qu’il opérait comme en témoignent son Matador (1969), son Pitre rose (1974) ou son Gargantua (1977). Autant d’images fortes et généreuses, festives et radieuses, qui sont à l’unisson de ce que Joan Miró cherchait à faire : « atteindre l’universel ».
Miró, la terre et le feu
Au début des années 1950, Joan Miró qui n’est plus un tout jeune homme, mais toujours impatient de découvrir de nouvelles techniques décide de se lancer dans l’art de la céramique. Il se tourne alors vers son vieil ami et compatriote Josep Llorens Artigas, céramiste de réputation internationale, afin d’en apprendre les rudiments. Élève appliqué et assidu, Miró tire très vite bénéfice de cet apprentissage et les arts du feu n’ont bientôt plus de secret pour lui. Il trouve dans leur pratique une manière de faire rebondir son travail. Miró aime non seulement l’argile parce qu’elle est un matériau populaire, facile à modeler, mais aussi parce que la céramique lui permet de décliner son iconographie dans toute une production d’objets usuels de coupes, de plats et de vases au plus près de la vie.
Le coup de maître de l’Unesco
En 1956, Miró reçoit commande de deux imposantes céramiques murales extérieures pour le siège parisien de l’Unesco. Deux ans plus tard, le travail est achevé et la magnifique bâtisse construite par Oscar Niemeyer se voit affublée d’un Mur du soleil et d’un Mur de la lune éclatants de lumière et de couleurs. La critique et le public sont enthousiastes et Miró se voit décerner le grand prix de la fondation Guggenheim. Démonstration était faite de la maîtrise de l’artiste en ce domaine.
Dès lors, sa collaboration avec Artigas ne connaîtra pas de répit et Miró multipliera les projets de céramique – objets indépendants, panneaux décoratifs, sculptures, etc. Il prendra notamment plaisir à réaliser toutes sortes de compositions, souvent ludiques, à partir d’objets de récupération que le céramiste transpose dans son matériau, certaines d’entre elles faisant parfois même l’objet d’une édition en bronze. Son œuvre s’enrichit ainsi d’une dimension plastique qui témoigne d’une boulimie à la création accordant aux thèmes de la femme, de l’oiseau, de l’œuf, des poissons, des roches, des insectes, bref de tout un vocabulaire extrêmement simple et naturel, une attention toute particulière mêlant avec bonheur humour et tendresse.
Biographie
1893
Naissance à Barcelone.
1929
S’installe à Paris.
1936
La guerre civile éclate en Espagne. Séjourne à Londres et à Paris.
1940
S’installe à Palma de Majorque. Début des Constellations.
1947
Participe à l’exposition surréaliste à la galerie Maeght.
1948
Aimé Maeght devient son marchand exclusif.
1954
Grand prix de la gravure de la Biennale de Venise.
1956
Construit sa maison avec l’architecte Josep LluÁs Sert, l’architecte de la future fondation Maeght.
1962
Rétrospective au musée d’Art moderne de Paris.
1964
Crée le Labyrinthe dans les jardins de la fondation Maeght.
1976
Inauguration de sa propre fondation à Barcelone.
1983
Décède à Palma de Majorque.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Joan Miró - « L’articulteur » de Saint-Paul de Vence
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Miró en son jardin » jusqu’au 8 novembre. Fondation Maeght, Saint-Paul (06). Tous les jours de 10 h à 19 h. Tarifs : 11 et 9 euros. www.fondation-maeght.com
Le quatuor de Josep LluÁs Sert. Qu’ont en commun la fondation Maeght, la fondation Miró à Barcelone (ci-contre), la maison de l’artiste à Palma de Majorque et la maison de Braque à Vence ? Les quatre bâtiments ont été construits par l’architecte et urbaniste catalan Josep LluÁs Sert. Fuyant le régime de Franco, ce dernier s’est réfugié aux États-Unis où il mène une brillante carrière. Les deux fondations et les deux demeures-atelier constituent l’apogée de son style : des volumes couverts de voutains et de coques alternant avec des toits-terrasse ; des murs en béton blanc et briques s’harmonisant avec la végétation méditerranéenne.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Joan Miró - « L’articulteur » de Saint-Paul de Vence