CALAIS
Longtemps oubliée, cette orientaliste et peintre de décors est l’objet d’une rétrospective inédite.
Calais. Jusqu’à ce qu’il pose ses outils en 2015, le relieur François Olland travaillait dans son atelier entouré de souvenirs de Jeanne Thil (1887-1968). Petit-neveu de l’artiste décédée alors qu’il avait douze ans, il a passé sa vie à réunir témoignages, documents et œuvres de cette grand-tante reconnue de son vivant et tombée dans l’oubli après sa mort. C’est qu’elle n’avait que des défauts pour les dictateurs du goût dans cette deuxième moitié du XXe siècle : peintre figurative, elle avait consacré l’essentiel de son talent aux arts décoratifs et elle s’était en partie spécialisée dans l’art colonial.
Soucieux de préserver la mémoire de sa parente, François Olland s’est tourné vers la Ville de Calais où elle est née et à laquelle elle est toujours restée attachée. Et c’est sous sa toile monumentale Les Bourgeois de Calais (1925), peinte pour cette salle, que le conseil municipal a accepté, en mai 2016, le legs sous réserve d’usufruit des cent soixante-dix objets et œuvres réunis par l’obstiné petit-neveu.
Au Musée des beaux-arts de la ville, l’idée a tout de suite germé d’organiser une exposition consacrée à l’enfant du pays. Le projet a pris consistance lorsque le Musée du Quai Branly a présenté « Peintures des lointains » où l’on a pu découvrir quelques œuvres de Jeanne Thil. Sarah Ligner, qui y est responsable de l’unité patrimoniale Mondialisation historique et contemporaine, a accepté d’être la commissaire de la rétrospective calaisienne. Montée en partenariat avec le musée parisien, elle réunit environ soixante-dix œuvres sur le thème du voyage dans l’espace et dans le temps.
Car, si l’artiste est connue des amateurs d’orientalisme pour son Oasis de Gabès (fin des années 1930 - début des années 1940), ses décors de cabines pour les paquebots Ile-de-France (1927) et Liberté (1950) ou ses affiches pour la Compagnie générale transatlantique, son travail sur les décors l’a aussi transportée dans le passé. Outre l’hôtel de ville de Calais, elle a eu pour commanditaires celui du Touquet, pour lequel elle a peint des scènes historiques (1932), et, dans la même ville, le mythique hôtel Royal Picardy dont elle a orné les murs de quatre toiles monumentales évoquant le régiment Royal-Picardie du XVIIe siècle.
D’autres aspects du talent de Jeanne Thil avaient été oubliés : journaliste-reporter à l’arrière au cours de la Première Guerre mondiale, elle a laissé des aquarelles représentant l’exode des populations et les secours aux blessés qui ont servi à illustrer des numéros de La Guerre documentée. Autre exemple de ses capacités d’adaptation, elle a réalisé en 1938 une composition allégorique en costumes contemporains que la tradition nomme la Fresque des doyens, pour l’amphithéâtre Léon Moy de la faculté des lettres de Lille (aujourd’hui Sciences Po).
Excellente technicienne, coloriste très sûre, Jeanne Thil pratiquait son métier en artisan. Pour assurer son quotidien, elle a été professeur de dessin dans les écoles de Paris de 1915 à 1948. Elle voyageait peu et le faisait grâce à des bourses. Elle en rapportait des croquis qui lui servaient des années après, en atelier, à produire ces images aux figures élégantes qui faisaient rêver d’Afrique les amateurs d’art, les voyageurs fortunés des transatlantiques et le grand public qui admirait ses affiches.
Il n’existe pas de biographie de l’artiste et le musée n’a pas eu les moyens d’éditer un catalogue pour cette exposition. Il reste donc beaucoup à faire et, certainement, des œuvres à redécouvrir. Grâce à son petit-neveu, Jeanne Thil a de nouveau un avenir.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Jeanne Thil sort de l’ombre