À Céret, Antibes, Chaumont-sur-Loire et Paris, Jaume Plensa est partout en ce printemps, qui voit également sortir deux ouvrages importants sur son travail : Le Silence du scribe de Catherine Millet et une monographie de ses dessins chez Skira.
« Je me suis formé avec les mots et il me semble nécessaire pour ma santé mentale d’utiliser le mot, plus comme matière que comme concept. Le mot, comme tout matériau, est un réservoir de mémoire, et c’est à cet égard que je l’utilise, comme une présence », affirme Jaume Plensa. Depuis toujours bercé et fasciné par la poésie, c’est pourtant en le dépossédant de sa signification que l’artiste utilise le mot. Extraits de textes gravés sur du cuivre, « rideaux de lettres », « corps couverts de mots ou corps tissés de lettres » (Catherine Millet), nombre de ses œuvres utilisent la lettre comme matériau. Si l’artiste « ne dit rien » mais « offre la présence du texte », c’est parce qu’il le considère en un sens comme le portrait de l’être humain. Ainsi, il mêle de nombreux alphabets et agence souvent les lettres de manière aléatoire. En témoigne Tel Aviv Man (2003), qui inaugure la série des Hommes de lettres avec laquelle les rideaux qu’il faisait auparavant prennent une forme humaine. Si l’écriture est, selon l’artiste, « la partition de notre corps », le langage, lui, est « une métaphore de la communauté globale ». Et cette idée de communauté est précisément ce qui passe avant toute chose pour Jaume Plensa.
La renommée internationale de Jaume Plensa est en grande partie due à ses sculptures dans l’espace public, dont certaines atteignent des dimensions pharaoniques. En témoigne par exemple Water’s Soul, une sculpture de plus de 20 m de hauteur, installée depuis septembre dernier à Jersey City, face à la skyline de Manhattan. Mais la dimension spectaculaire des œuvres n’est pas une fin en soi pour le sculpteur ; l’échelle est pensée par rapport au contexte et à l’expérience qu’elle peut offrir aux habitants. Jaume Plensa, qui clame son amour pour « les gens » et « la communauté », veut faire entrer l’art dans la vie quotidienne, le sortir des espaces consacrés pour le confronter à l’extérieur. Il compare volontiers le fait de travailler dans l’espace public à une bouteille jetée à la mer, dont le message nécessite d’être particulièrement précis pour être entendu. Parmi ses nombreuses réalisations, la Crown Fountain de Chicago (2004) est une des plus emblématiques. Installée au cœur de Millennium Park à Chicago, cette fontaine hybride est composée d’un miroir d’eau de granit noir entouré de deux tours de briques de verre de plus de 15 m de hauteur. Sur chacune d’elles sont diffusés des portraits vidéo d’environ mille habitants de la ville, créant ainsi une succession de face-à-face. Il s’agissait pour l’artiste de réunir le plus de personnes possible, d’âges et d’origines sociales ou ethniques variés. La présentation de la diversité d’individualités sert ici la réalisation d’un portrait collectif. Véritable tournant dans la carrière de l’artiste, notamment en matière de figuration humaine, ce projet témoigne d’une tension vers l’universel à l’orée du siècle.
Si Jaume Plensa travaillait la figure humaine au tout début de sa carrière, il l’a abandonnée pendant une dizaine d’années pour se consacrer à « l’absence de corps », notamment avec ses « cabines ». Ces installations sculpturales, parfois pénétrables, suggéraient de manière impalpable la présence d’un corps, sa mémoire. La Crown Fountain, qui portait l’idée de la cabine à l’échelle monumentale, a également amené l’artiste à renouer avec la figuration humaine à travers le portrait. « Le visage est l’unique partie de notre corps que l’on ne peut voir nous-mêmes, excepté dans une glace. C’est une offrande pour les autres, mais c’est aussi le miroir de l’âme », affirme l’artiste. Aujourd’hui, ses portraits sculptés de jeunes filles aux yeux clos, déclinés dans divers matériaux, comptent parmi ses œuvres les plus caractéristiques. Si Jaume Plensa choisit de représenter des jeunes filles – entre huit et quatorze ans –, c’est parce que c’est un moment où la beauté change très rapidement et où la vie intérieure est intense. Le choix des yeux clos s’explique par la volonté d’accentuer l’aspect introspectif, tandis que l’élongation des visages permet de s’éloigner d’une figuration réaliste pour conférer une dimension plus spirituelle à la représentation. La personnalité du modèle, encore en formation, s’évapore, et la sculpture se mue en portrait générique universel.
L’alliance des contraires est une constante dans le travail du sculpteur. L’intégralité de sa carrière pourrait être lue au prisme de cette tension, cette friction créatrice – entre le visible et l’invisible, l’ombre et la lumière, le silence et le son, la présence et l’absence… À la Galerie Lelong & Co., son exposition personnelle s’intitule, fièrement et simplement, « Noir & blanc ». Cette dualité se déploie sous différentes formes dans les quatre espaces de la galerie, où sont présentées des sculptures de jeunes filles, des encres sur papier japonais ainsi que des gravures. Les matériaux sont pour Jaume Plensa des véhicules au service des « idées », qu’il considère comme « la matière principale » de son travail. C’est d’elles que découle le choix des matériaux. Ainsi, quelques portraits sont réalisés en albâtre, pierre qu’il choisit pour son imperfection – « la qualité première de l’être humain ». Recouvrant partiellement ces sculptures de peinture blanche, il crée un contraste de textures, entre les aspects laissés bruts et les visages lisses et peints. Dans un autre espace de la galerie, des portraits en granit noir en côtoient d’autres, réalisés dans un marbre du Vietnam choisi pour la pureté de sa blancheur. Cette mise en tension permanente est un véritable moteur de création pour Jaume Plensa, qui voit dans la contradiction toute la beauté de l’existence humaine.
Jaume Plensa, pour qui « chaque exposition est un défi », a voulu proposer une véritable plongée dans un « espace de rêve » à la Galerie Lelong & Co. Chacun des deux espaces a sa propre atmosphère, obtenue par la disposition des sculptures, mais également, et surtout, par le soin apporté à l’éclairage. Jaume Plensa, qui considère que « la lumière est la chair de la sculpture », confère une présence presque mystique à ces êtres figés dans la matière. Cette attention pour la mise en scène et la théâtralisation de ses pièces est indissociable de son intérêt pour le spirituel, mais également de son attachement à l’opéra et au théâtre. À partir du mitan des années 1990, Jaume Plensa a collaboré à plusieurs projets scéniques, notamment avec la compagnie catalane La Fura dels Baus. En 2012, quelques années après avoir mis un terme à cette activité, Jaume Plensa affirmait que « si une proposition très alléchante [lui] arrivait un jour, [il] recommencerait peut-être ». C’est visiblement chose faite, car Jaume Plensa travaille actuellement à une représentation de Macbeth, pièce à propos de laquelle il dit qu’elle est « une des œuvres les plus visuelles de Shakespeare : vous lisez quatre phrases et vous vous sentez transporté dans un monde d’images et d’espaces ». Outre la réalisation des décors et des costumes, il prendra pour la première fois en charge la direction des acteurs.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Jaume Plensa au kaléidoscope
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Jaume Plensa au kaléidoscope