Le Musée d’Orsay revisite le néo-impressionisme dans une grande exposition didactique, de ses origines jusqu’à sa postérité.
PARIS - Dans son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1898), Paul Signac s’exclame : « Chaque fois que, par hasard, mon coup de brosse rencontre une touche pas encore sèche, et que ce mélange fait un ton sale, j’éprouve un grand dégoût physique ! » Par cette phrase radicale, le peintre évoque la rigueur et la précision scientifique de la méthode divisionniste qui est au cœur de la nouvelle exposition du Musée d’Orsay, « Le néo-impressionnisme. De Seurat à Paul Klee ». Pour réaliser ce vaste panorama, Serge Lemoine, directeur du Musée d’Orsay, a opté pour une approche purement formaliste de l’« avant, pendant, après » du mouvement. L’accent est mis sur le développement de la méthode scientifique du pointillisme, son expansion à travers l’Europe puis l’influence que le néo-impressionnisme a exercée sur les générations suivantes.
Difficulté d’obtenir des prêts oblige, les deux grands formats emblématiques du travail de Georges Seurat – Une Baignade à Asnières (1883-1884) et Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte (1886) – sont malheureusement absents de l’exposition. Considéré comme le père du pointillisme, Georges Seurat en a développé la technique, suivi de près par Paul Signac, lequel préfère parler de « divisionnisme ». Cette méthode, inspirée par la Loi du contraste simultané des couleurs de Chevreul (1839) et développée dans la Théorie scientifique des couleurs d’Ogden Rood (1881), physiologiste de la couleur, propose de juxtaposer « très près l’un de l’autre un grand nombre de petits points de deux couleurs [pour] les faire se mélanger par l’œil maintenu à une distance convenable ». Le but étant de « mêler réellement, non pas des matières colorantes mais des faisceaux de lumières colorés ».
Avec Une Baignade à Asnières et Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte, Seurat jette donc un pavé dans la mare. La rigidité des personnages, l’aspect décoratif, mais surtout la grandeur de la toile, réservée à de « grands » sujets, créent la polémique. Le style moderne était né. Deux études préparatoires viennent rappeler l’importance de ces tableaux au début du parcours de l’exposition qui s’ouvre avec le thème de l’espace plan. Héritage de l’impressionnisme et a fortiori du japonisme, l’abandon de la perspective enlève tout sens de la profondeur à la composition. Le Paysage avec marronnier (1889) de Jan Toorop est un très bon exemple de la nature devenant motif : les arbres et le ciel reflétés dans la rivière forment une image décorative quasi abstraite. Le pointillisme est aussi propice à la géométrie : La Plage de Blankenberghe avec cabines (1888) d’Henry Van de Velde offre une mosaïque colorée d’immeubles en bord de mer et joue sur le contraste de lumière provoqué par l’ombre d’une cabine de plage sur le sable, tandis que les boucles de La Chevelure (vers 1892) d’Henri-Edmond Cross rappellent les arabesques végétales de l’Art nouveau.
Sur le vif
Le retour à la pose et le portrait traditionnel marquent pleinement la rupture de Seurat et Signac avec leurs aînés. Certains des plus beaux tableaux issus de collections particulières – Femme se coiffant. Opus 227 (1892) et Femme à l’ombrelle. Opus 243 (1893) de Paul Signac, et Signac sur son bateau (1896) de Théo Van Rysselberghe – se démarquent volontairement des visages croqués sur le vif au détour d’une table de café, tels que les aimaient Édouard Manet ou Edgar Degas. Ces portraits contemplatifs se retrouvent dans la section opposant intérieur et extérieur, où le calme, pour ne pas dire l’ennui, rappelle les scènes d’intérieurs impressionnistes scandinaves – Dimanche après-midi (1892) de Georges Morren. Mais c’est avant tout la lumière qui est le cheval de bataille des néo-impressionnistes, et quand celle du jour disparaît, les peintres se passionnent pour celle du soir. Lampions, lampadaires ou lampes à gaz sont autant d’éléments qui permettent de redistribuer les contrastes, les ombres et les couleurs. Dommage, encore une fois, que la Parade nocturne de Seurat (Metropolitan Museum of Art de New York) n’ait pas pu faire le voyage…
C’est au tout début du XXe siècle que la touche, si méthodique, s’étale et que la couleur s’affranchit. Là, le néo-impressionnisme fait figure de matrice, qui réunit les tableaux de Derain, Denis, Modigliani ou Picasso. Le néo-impressionnisme inspire le fauvisme, le cubisme, le Futurisme… Tandis que l’Arbre en automne (1910-1911) de Leo Gestel éclate de couleurs, Emil Nolde noie sa Jeune Femme (1907) sous une mosaïque épaisse et Paul Klee offre une vision quasi numérique d’un Rivage classique (1931). Avec ces œuvres est scellé l’enterrement de l’impressionnisme. L’abstraction est née.
Écrans à cristaux liquides
Dans son analyse formaliste, l’exposition aborde le thème de l’Arcadie, mais elle omet – volontairement – de s’intéresser à ce sujet. Le temps et la réflexion scientifique liés à la méthode divisionniste sont à l’extrême opposé de la spontanéité et de la rapidité de la touche impressionniste. Pas étonnant, ainsi, que l’une des caricatures d’Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte représente de rigides mannequins sur roulettes. La nouvelle modernité se situe dans le style : la ligne, disparue dans l’éclat lumineux recherché par Monet et ses confrères, réapparaît et prend le contrôle du mouvement. Seule la couleur vibre. Le Cirque de Seurat, scène de mouvement et de vie moderne par excellence, paraît effectivement figé. Ce retour au classicisme emporte la ligne mais aussi le sujet. Hormis son coup de pinceau, La Jeune Paysanne faisant du feu (1887-1888) de Camille Pissarro rappelle Jules Breton ou Jean-François Millet, et la vision de la vie ouvrière de Maximilien Luce est presque académique. Le monde antique peuplé de femmes plus ou moins dévêtues inspire Henri-Edmond Cross – L’Air du soir (1893-1894), Nocturne aux cyprès (1896), La Clairière (1906-1907) – et Henri Matisse – Luxe, calme et volupté (1904-1905) –, tandis que L’Embarcadère (1887) d’Albert Dubois-Pillet dégage un fort parfum de XVIIe siècle hollandais.
Les écrans à cristaux liquides de Ger van Elk, artiste contemporain invité par Serge Lemoine à contribuer à sa manière à l’exposition, réservent alors une bonne surprise. Snow over Seurat et Birds Flying the Drawing, Signac, 2004 jouent sur la similitude des points de la peinture divisionniste et des pixels à la surface de l’écran. Chez van Elk, le point s’anime et virevolte dans un mouvement hypnotique qui accompagne parfaitement les toiles néo-impressionnistes.
Jusqu’au 10 juillet, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, ouvert tlj sauf lundi, 10h-18h, 10h-21h45 le jeudi, 9h-18h le dimanche. Catalogue, éditions RMN, 464 p., 200 ill. couleurs, 54 euros, ISBN 2-7118-4896-5. Hors-série de L’Œil, 68 p., 8,5 euros.
Parallèlement à l’exposition de peinture néo-impressionniste, les dessins de Georges Seurat et d’autres artistes de la fin du XIXe siècle inaugurent la nouvelle galerie d’arts graphiques du Musée d’Orsay. À l’image de sa galerie de photographies, le musée souhaite réserver un espace aux expositions temporaires et à ses collections de dessins. L’espace réunit pour la première fois les dessins de Seurat et ceux de Charles Angrand et Paul Signac. Cet ensemble est aussi l’occasion de découvrir les dessins d’Achille Laugé, Henri-Edmond Cross ou Ernest Laurent. p Dessins de Georges Seurat et des artistes néo-impressionnistes, jusqu’au 10 juillet, galerie d’arts graphiques du Musée d’Orsay.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Impressions nouvelles