Cartier-Bresson l’inclassable ; lui tout seul, pareil à nul autre, en rétrospective annoncée comme telle, mais dont « HCB » récuse la nature historicisante. On a forcément des a-priori sur ce qui définirait un « style » Cartier-Bresson, mais il faut être prêt à les réviser. La « rétrovision » d’un tel ensemble de photographies (sous la houlette de Robert Delpire accompagnateur de longue date de cette œuvre), le plus complet que l’on ait jamais vu d’un auteur à la fois prolixe et volontiers cachottier, redistribue les cartes, quitte à les brouiller peut-être, selon un parcours qui se réinscrit dans la vie sociale et privée.
PARIS - Hommage et bilan à la BNF (Bibliothèque nationale de France), à Paris, plus que rétrospective : mais ces termes ne sont pas le souci d’un Cartier-Bresson, qui a toujours cultivé le paradoxe, quand ce n’était pas la provocation, que ce soit à l’égard de la photographie ou de ses confrères.
Celui qui arrête assez brutalement de photographier, en 1973 (sans s’arrêter totalement), déclarant que tout ça ne l’intéresse plus, pour se consacrer aux joies du dessin en assumant d’être un débutant, énonce sans aucun doute sa vérité personnelle, mais déroge, alors, à son statut de “grand photographe” (un terme d’époque, comme “grande musique”). La célébrité de Cartier-Bresson remonte aux années d’après guerre, lorsqu’il bénéficie, en 1946, d’une exposition “posthume” (on le croyait mort pendant la guerre) au MoMA (Museum of Modern Art) de New York, dont le département Photographie n’a alors que dix ans d’existence ; épisode auquel succède, dans la foulée, en 1947, la fondation de l’agence Magnum – avec Capa et Seymour, entre autres. Les hasards de la vie (les disparitions, les retraits) l’ont fait voir dans les années 1960 comme un fondateur-survivant, voire comme un gourou, disant le dogme éthique du photojournalisme, du moins d’un certain photojournalisme. Et ses déclarations d’indépendance n’ont rien fait pour éclaircir les débats intérieurs auxquels sont soumis les photographes-reporters, ceux qui veulent se confronter à des réalités sociales, politiques, conflictuelles.
Comme pour reconduire cette distance, “De qui s’agit-il ?” est le titre énigmatique, commun à l’exposition de la BNF et au livre-catalogue (qui fera date avec ses 630 images) ; au-delà de l’emprunt anecdotique d’une phrase-refrain de HCB, cette forme interrogative est bien davantage l’indice d’un mystère entretenu de longue date – à son corps défendant –, et qui ne sera pas levé (mais avons-nous tellement besoin de savoir ?). Cette interrogation résulte de malentendus d’interprétation de ses images, d’abord, dont la signification est toujours apparue décalée, distordue, dans un monde où l’évidence de lecture du photoreportage était de règle (sa proximité avec le surréalisme n’a fait que connoter ce décalage d’une mystique de l’ambiguïté bretonienne, dont on mesure aujourd’hui la surestimation). Malentendus aussi autour de ses rares textes disséqués pour obtenir des “clés” (essentiellement à partir de quelques pages en introduction d’Images à la sauvette, 1952, qui se voulait un livre d’images sans l’habituelle apologétique d’un écrivain) : la comparaison entre le tir à l’arc et la photo s’est révélée peu éclairante à la longue, la prose développée autour de “l’instant décisif” (cf. citation du cardinal de Retz en exergue, et le titre adopté pour l’édition américaine, The Decisive Moment) a enfermé Cartier-Bresson dans une explication tactique comprise comme une clé universelle, quand il n’y avait que difficulté à admettre la puissance d’une maîtrise nouvelle de l’instantané, hors d’échelle de ce que peut faire un amateur. Les prosateurs, du reste, sont toujours en arrêt devant cette prouesse de la technique qui dépasse effectivement l’imagination et fait déborder l’imaginaire dans l’image, nous obligeant à revoir nos catégories de perception... Mais ceci est le bagage primaire du photographe, et il n’y a là ni explication, ni réponse.
Le goût apparent de Cartier-Bresson pour la géométrie de l’image, sans cesse confirmée par l’attachement aux rigueurs du noir et blanc – et le déni des douceurs de la couleur–, censé découler de son apprentissage de la peinture chez André Lhote, a fait de lui, faussement encore, un adepte de la structuration instantanée de la “composition”.
Il est logique que HCB n’ait cessé de vouloir freiner l’ardeur interprétative qui se développait (depuis sa sacralisation au MoMA , à vrai dire) et de déjouer l’emmêlement des fils l’enfermant dans une systémique que lui seul aurait su exploiter de manière optimale. Problème récurrent de la photographie depuis ses origines, que ses particularités mécaniques ont assimilé à un système répétitif, à un “truc”, quand la peinture voudrait être le lieu d’exercice d’une pleine liberté. Gageons que les silences de HCB, ses distances, son reniement, et son retour même, timide, à la photographie, sont plutôt l’affirmation d’une autonomie du langage photographique, dégagé des hautes références qu’on veut lui accoler.
Cheminement iconique
Hors des chemins déjà battus, l’exposition se veut un parcours dans l’œuvre globale et la vie d’un homme, selon une architecture vaguement tripartite que reprend le livre : deux longues cimaises sinueuses alignent recto verso un choix, exceptionnel il est vrai, des réussites de Cartier-Bresson. On peut voir là, hors de toute chronologie, et pêle-mêle, des images cent fois vues mais parfois oubliées, et la juxtaposition de tant de variétés de “compositions” et de typologies d’images, de tant d’efficacité du regard, ne peut que subjuguer le visiteur le plus sceptique. Ce cheminement étonnant, le plus convaincant de l’exposition par la démonstration intuitive ordonnancée par Robert Delpire, n’est ni historique, ni géographique, ni stylistique, il est iconique : comme si on se trouvait à l’intérieur d’un appareil photo ubiquiste qui va successivement déclencher tous ces étonnements. Le talent de la visée échappe à la tentative un peu vaine de repérage de certains tics (tous les photographes en ont) : l’étagement des plans, le placement des personnages en quinconce, l’encerclement de l’ombre, la solitude du marcheur – que symbolise le célèbre portrait de Giacometti dans la rue –, les croisements de regards.
Autour de cette traversée d’exception, des îlots séparés évoquent les pays où HCB a séjourné et produit une grande partie de ses photographies : l’Amérique (1947), l’Inde (1947-1948), la Chine (1948-1949), Bali (1949), l’URSS (1954 puis 1973), ce qui donne un tout autre éclairage aux images antérieures en les replaçant dans la pratique de photoreportage à laquelle elles semblaient échapper. Une troisième partie, enfin (à l’entrée, mais quelque peu minimisée dans le parcours) assume la participation de Cartier-Bresson à l’histoire – de sa famille, des événements, des hommes en général et, en sus, de la photographie. De nombreux inédits, de merveilleux tirages des années trente ou quarante, inconnus jusqu’ici (parfois dans un format 9 x 13 inhabituel), destinés par exemple à son Scrapbook de 1946, réjouiront tous ceux qui pensent que la photographie est une affaire de justesse, de tirage autant que de visée (ce que ne dément pas l’exposition des tirages récents, beaucoup plus grands), et que les idées, à propos de la photographie, de son histoire et de son analyse, peuvent et doivent évoluer aussi vers cette justesse.
Jusqu’au 27 juillet, Bibliothèque nationale de France – Site François-Mitterrand, grande galerie, quai François-Mauriac, 75013 Paris, tél. 01 53 79 59 59, du mardi au samedi 12h-19h. Catalogue, Henri Cartier-Bresson – « De qui s’agit-il ? », textes de P. Arbaïzar, J. Clair, C. Cookman, R. Delpire, P. Galassi, J.-N. Jeanneney, J. Leymarie, S. Toubiana, Gallimard/Bibliothèque nationale de France, Paris, 2003, 630 photographies, 432 p., 55 euros. ISBN 2-07-011747-2
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Henri Cartier-Bresson dans l’œil du viseur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°171 du 16 mai 2003, avec le titre suivant : Henri Cartier-Bresson dans l’œil du viseur