Pour revisiter le mythe Gauguin, la Tate Modern réunit à Londres une impressionnante série de chefs-d’œuvre du maître de Tahiti. Les commissaires de cette rétrospective démontent la légende que l’artiste s’était constituée de toutes pièces.
LONDRES - La très belle rétrospective de l’œuvre de Paul Gauguin (1848-1903) à la Tate Modern, à Londres, ne se contente pas de proposer le plus beau rassemblement de tableaux signés du maître de Tahiti ; elle donne matière à réflexion. En effet, si l’expression « faire son Gauguin » est rentrée dans les mœurs pour signifier un changement radical de mode de vie, l’heure est au dépoussiérage du mythe. Cette mise au point sur la personnalité et la vie de l’artiste s’imposait d’autant plus que Paul Gauguin se trouvait (à la fin de sa vie excepté) fort marri de sa propre légende, celle du sage agent de change parisien qui abandonne travail, famille et patrie pour vivre pleinement son art aux antipodes. Il aurait pu être un avatar de Christian Fletcher, révolté du Bounty tournant le dos à la tyrannie du capitaine Bligh, à ceci près que Gauguin se prévalait de la sauvagerie atavique de sa nature jusque-là réprimée – les cinq premières années de sa vie passées au Pérou auraient suffi à lui donner du sang inca ! Or l’idée d’un artiste se libérant du carcan d’un monde occidental corrompu pour aller embrasser la pureté intacte des îles exotiques a vécu. Comme le démontrent les deux salles documentaires situées au cœur du parcours, la colonisation française de la Polynésie battait déjà son plein et Gauguin, arrivé sur place, en fut le premier désillusionné. Partant de ce constat, les commissaires de l’exposition londonienne ont eu l’ambition d’identifier les stratégies narratives de l’artiste, ce « chorégraphe » que l’on a trop longtemps cru gardien d’un Paradis lointain. Vision idyllique Bien que la fin du XIXe siècle ne se limitât pas au port de la montre à gousset, Paul Gauguin aurait sûrement été adoubé par le publicitaire Jacques Séguéla, tant sa stratégie de communication brillait par sa finesse. Aussi à l’aise sur le plan de l’image que du verbe, Gauguin était avant toute chose son propre consultant en image. La série d’autoportraits iconiques qui ouvre le parcours révèle une élaboration patiente : Gauguin est tour à tour jeune artiste de la bohème parisienne, peintre de bon droit, aventurier parcourant les mers du globe… Un ensemble qui relève plus du jeu de rôle que de l’introspection, argue la commissaire Belinda Thomson. Vient ensuite le sujet. Dès 1886, lors de son séjour dans le village de Pont-Aven, la Bretagne, ses paysages et ses habitants constituent un premier domaine d’exploration stylistique (la simplification des formes et des couleurs aboutissant au synthétisme) et thématique, avec les clichés paysans mais aussi les contes et légendes celtiques. Gauguin perpétue à sa manière l’imagerie d’Épinal, travail qu’il poursuivra en Polynésie : la colonisation ayant dûment transformé la société, notamment sur un plan religieux, Gauguin s’est mis en tête de construire un mythe tahitien de toutes pièces. Une vision exotique et idyllique qui ne manquera pas d’alimenter la légende en Europe. Le mystère de ses toiles auxquelles il insuffle poésie, symboles religieux et dimension narrative est décuplé par des titres tahitiens pour le moins cryptiques. Dans son essai passionnant publié dans le catalogue de l’exposition où elle fait le parallèle entre la mystification verbale et la fable visuelle de Gauguin, Linda Goddard rappelle que la toile Pape Moe (« eau mystérieuse ») (1893) tire son sujet d’une photographie ethnographique prise cinq plus tôt par Charles Georges Spitz. Et qu’une scène similaire relatée dans son récit de voyages Noa Noa (1893-1894), où une jeune femme se rafraîchit dans l’eau d’une cascade, était inspirée à la fois d’une scène du Mariage de Loti (1880) de Pierre Loti et d’une légende polynésienne. L’accrochage de la Tate Modern démontre bien ce travail de construction car il multiplie les rapprochements entre terres cuites, bois sculptés et objets divers, et les toiles où ils apparaissent. Parmi les pièces de résistance, la « scandaleuse » jeune femme nue allongée sur le ventre de Manao tupapau (« l’esprit veille ») (1892), présentée à côté de l’autoportrait (1893-1894) qui la cite en arrière-plan. Mentionnons enfin Le Christ jaune (1889) et La Vision après le sermon (1888), deux chefs-d’œuvre venus respectivement de Buffalo (États-Unis) et d’Édimbourg (Écosse) qui à eux seuls valent le déplacement jusqu’à Londres.
Jusqu’au 16 janvier 2011, Tate Modern, Bankside, Londres, tél. 44 207 887 8888, www.tate.org.uk/modern, tlj 10h-18h, 10h-22h le vendredi et le samedi. Catalogue, Tate publishing, 256 p., env. 28 euros, ISBN 978-1-85437-902-3
Commissaires : Belinda Thomson, historienne de l’art ; Christine Riding, conservatrice à la Tate ; Amy Dickson, assistante de conservation à la Tate Modern ; et Tamar Garb, professeure d’histoire de l’art (University College London)
Itinérance : National Gallery of Art, Washington, du 27 février 2011 au 5 juin 2011
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gauguin le mystificateur
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°333 du 22 octobre 2010, avec le titre suivant : Gauguin le mystificateur