Marqué par l’annexion de l’Alsace-Lorraine, le fondateur de l’école de Nancy s’est mobilisé en faveur du capitaine Dreyfus. Les œuvres qui portent témoignage de ses engagements restent cependant allusives.
NANCY - L’Art nouveau européen ne voulait pas uniquement renouveler l’esthétique des formes, il entendait également changer le cadre de vie des gens, et le faire entrer dans le champ social et politique. Malgré son inspiration végétale qu’un regard contemporain aurait tôt fait de réduire à la production d’un art aimable et naïf, l’école de Nancy s’est elle aussi intéressée à ces questions. C’est précisément le propos de l’exposition du Musée de l’école de Nancy, qui, faute de place dans la maison d’Eugène Corbin, se déploie dans les salles du Musée des beaux-arts bordant la place Stanislas.
Dans les faits, la présentation tourne surtout autour de l’engagement d’Émile Gallé (1846-1904), porte-drapeau de l’école de Nancy, qui est à la fois un mouvement esthétique et, comme son second nom l’indique (« Alliance provinciale des industries d’art »), un groupement d’industriels et d’artistes visant à valoriser leurs productions. Chronologiquement d’ailleurs, la reconnaissance de Gallé, lors de l’Exposition universelle de 1889, précède la création de l’association en 1901. Le créateur doit sa réputation à ses meubles et verreries innovantes, mais aussi à ses allusions patriotiques. Mais sur ce deuxième registre, il est loin d’être le seul. Depuis l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine après la défaite de 1870, nombreux sont les peintres à envoyer au Salon des scènes de genre alsaciennes, s’assurant ainsi un succès médiatique facile. La France tout entière pleure la perte de ses territoires. Dès 1871, Gallé produit des « assiettes patriotiques », des faïences populaires ornées de dessins satiriques dénonçant l’occupation allemande. Outre celles-ci, les premières salles de l’exposition présentent des faïences portant un décor de croix de Lorraine ou de chardon, symbole de Nancy. Une salle est aussi consacrée à la figure de Jeanne d’Arc, à la signification évidente et consensuelle, reprise par de nombreux artistes affiliés à l’école. Gallé est récompensé à l’Exposition universelle de 1889 pour plusieurs œuvres, parmi lesquelles un vase (De la gangue épaisse) reprenant ces deux motifs et comportant la mention « Ce n’est pas pour toujours », allusion à la restitution des territoires. Mais c’est surtout la grande table Le Rhin (exposée au Musée de l’école de Nancy) qui attire les regards, avec son tableau marqueté représentant une allégorie du Rhin, qui sépare les Allemands des Gaulois.
Défense des peuples opprimés
Le patriotisme attendu de Gallé prend cependant un tour particulier avec l’intérêt qu’il porte aux peuples opprimés. Sensibilisé à la cause des indépendantistes irlandais, il offre et dédicace à William O’Brien, l’un de leurs représentants, le vase Dragon et Pélican. Il envoie à l’Exposition universelle de 1900 une commode (Le Champ du sang) dont le décor de marqueterie évoque le massacre des Arméniens par les Turcs entre 1894 et 1896.
Mais c’est l’affaire Dreyfus qui marque l’engagement le plus fort de Gallé, aidé de sa femme Henriette. Il soutient activement le capitaine juif d’origine alsacienne, par ses tribunes publiées dans les journaux, par son adhésion active à la section nancéienne de la toute jeune Ligue des droits de l’homme, et par ses œuvres. Il est même actionnaire fondateur d’un journal dreyfusard, L’Étoile de l’Est, pour lequel il dessine l’entête de la « une ». L’affaire Dreyfus cristallise plusieurs clivages dans la société française, dont la division entre patriotes républicains et nationalistes. Un temps proche du Nancéien Maurice Barrès, Gallé s’en éloigne définitivement après 1897, quand la bataille prend de l’ampleur. Pour l’Exposition universelle de 1900, il compose une véritable « installation », faite d’un four verrier reconstitué et de plusieurs pièces évoquant l’affaire dont le vase Les Hommes noirs, réalisé avec Victor Prouvé, qui représente les juges ayant condamné le capitaine, figuré par un lys blanc.
Il ne faudrait pas pour autant transformer Gallé en activiste des droits de l’homme. S’il peut s’exalter, ce protestant modéré et plutôt pessimiste prend soin de détacher son œuvre de ses opinions, du moins explicitement. « Pour Gallé, l’art doit être autonome », explique François Parmentier, le commissaire de l’exposition. Les textes qu’il inscrit sur ses verres et meubles sont toujours allusifs, les motifs dont il use sont très souvent symboliques. Dans le décor marqueté de la commode Le Sang d’Arménie (illustration ci-dessus), l’Empire ottoman est représenté par l’un de ses symboles, des tulipes, pliées par un fort vent. Le plateau en onyx porte uniquement l’inscription Prunus/Armeniaca. Républicain de centre droit, dirait-on aujourd’hui, Gallé doit aussi composer avec les intérêts économiques de sa fabrique et les divergences d’opinions qui traversent l’école de Nancy. Jules Majorelle, frère de Louis, appartenait, lui, à la Ligue patriotique, violemment antidreyfusarde. Ultime témoignage de la crise politique et morale provoquée par l’affaire Dreyfus, à la mort de Gallé en 1904, le journal L’Est républicain « regrette de devoir faire une réserve d’ordre politique sur cette tombe à peine refermée ».
Commissariat : François Parmentier, directeur adjoint du Musée de l’école de Nancy ; Valérie Thomas, conservatrice en chef et directrice du musée
Nombre d’œuvres : 177
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Gallé, patriote et dreyfusard
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 25 janvier 2016, principalement au Musée des beaux-arts, 3, place Stanislas, 54000 Nancy, tél. 03 83 85 30 72, tlj sauf mardi, 10h-18h, entrée 10 €. Catalogue, Somogy éditions d’art, 223 p., 29 €.
Légende photo
Émile Gallé, Commode Le Sang d’Arménie, vers 1900, 83 x 85 x 51 cm, Petit Palais, Paris. Photo D.R.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Gallé, patriote et dreyfusard