Art moderne

AVANT-GARDE

Gabriele Münter, enfin émancipée

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 12 décembre 2018 - 800 mots

COLOGNE

Le Musée Ludwig à Cologne offre une rétrospective complète de la peintre munichoise associée à Der Blaue Reiter et compagne un temps de Kandinsky, un statut auquel on la réduit trop souvent.

Cologne. Il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel d’histoire de l’art pour apprendre que Gabriele Münter, née à Berlin en 1877, morte en 1962, participa à la formation de Der Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), ce groupe mythique de l’expressionnisme qui vit le jour à Munich en 1911. Le même livre fera découvrir au lecteur que Münter a partagé la vie de Vassily Kandinsky entre 1904 et 1914. Avec un peu de chance, cette notice sera accompagnée par la reproduction d’une œuvre de l’artiste, immanquablement de la période où elle s’installe avec son compagnon à Murnau am Staffelsee, un village situé en Haute-Bavière à environ 70 km au sud de Munich.

Puis, Münter semble disparaître. Hormis dans les musées allemands – et dans quelques musées américains –, peu de ses œuvres circulent. Faute d’un trajet singulier qui se plie aux oukazes de l’avant-garde, ou du fait de la faible visibilité accordée aux artistes femmes ?

Cologne – où Münter a eu droit à sa première exposition personnelle dès 1908 – propose une rétrospective complète de la production plastique de l’artiste. Évitant un parcours chronologique, parfois trop linéaire, les organisateurs ont fait le choix d’une présentation thématique : portraits, paysages, scènes d’intérieur, « primitivisme »…

La peinture sur verre

La manifestation s’ouvre avec quelques portraits dont celui, magnifique, de Marianne von Werefkin (1909) [voir illustration]. Entrée en matière qui ne doit rien au hasard, eu égard au rôle que cette autre femme artiste a joué dans l’histoire de la modernité. De fait, trop souvent, la période déterminante de Murnau, au cours de laquelle Münter, Werefkin et leurs compagnons Kandinsky et Alexej von Jawlensky, travaillèrent étroitement ensemble, se voit réduite à la seule activité de ces deux derniers. Certes, comme l’écrit Münter : « J’aimais particulièrement soumettre mes travaux à Jawlensky […], il m’expliquait beaucoup de choses ; il me faisait profiter de ce qu’il avait vécu et acquis. » Il n’en reste pas moins que c’est elle qui est probablement la première à découvrir et à pratiquer assidûment la peinture sur verre. Cette technique, à la fois ancienne et populaire, qui simplifie et aplatit les formes, a certainement influencé son style ainsi que celui des autres membres de ce groupe informel.

Cette importance du passé est mise en évidence dans une section particulièrement intéressante, sous le titre « Le “primitivisme” ». Certes, Münter est loin d’être la seule à tenter d’échapper aux règles de la culture occidentale. Cependant elle développe une approche singulière en s’inspirant directement de dessins d’enfants qu’elle conserve soigneusement. À Cologne sont présentés quelques-uns de ces travaux, que l’artiste « recycle » à sa manière tout en préservant leur authenticité enfantine. Plus étonnante encore est la toile Dans la chambre (1913), une scène intérieure dans laquelle Münter cite deux de ces dessins.

Dans un autre chapitre, intitulé « Voyages », les nombreux déplacements de l’artiste, manifestement une grande voyageuse, sont illustrés par les paysages qu’elle réalise tout au long de son périple, aux Pays-Bas, en Scandinavie, en France et même aux États-Unis. États-Unis que, très jeune, Münter parcourt deux ans durant. Pendant ce « Grand Tour », elle s’initie à la photographie, la première étape de son apprentissage artistique.

C’est probablement le face-à-face entre abstraction et figuration, proposé dans une autre partie de l’exposition, qui résume le mieux le côté éclectique, voire paradoxal, de cette créatrice. Ainsi, les toiles datées entre 1914 et 1918 sont composées à partir de grandes taches informes de couleurs, sans aucune distinction entre les formes et le fond (Intérieur abstrait, 1914 ; Étude abstraite no 6, 1915). Puis – une quarantaine d’années plus tard tout de même ! – Münter expérimente l’abstraction géométrique. Même si une toile comme Avec des flèches blanches (1952) manque d’originalité, on reste impressionné par la capacité de renouvellement dont fait preuve l’artiste. Le même type de mutation caractérise le pan figuratif de sa peinture ; dans les années 1930, le style fauve expressionniste évolue vers la Nouvelle Objectivité, cette forme de néoclassicisme apparue sur la scène allemande. Dans le cas de Münter, il s’agit d’une vision neutre, sans aucune portée critique. Curieusement, cette femme attirée par la nature s’intéresse alors aux technologies nouvelles et produit une série de tableaux qui décrivent les machines employées pour la construction d’une autoroute (Excavatrice, 1935).

Ce cheminement imprévisible s’achève sur deux petites toiles, placées juste avant la sortie. S’il ne s’agit pas vraiment de portraits, ces toiles permettent néanmoins de reconnaître les figures de Kandinsky et Jawlensky, qui n’ont ici rien de glorieux. On l’aura compris, comme dans l’exposition récente au Centre Pompidou-Metz, « Couples modernes », où Münter était présente, les femmes artistes, souvent cantonnées dans un second rôle, prennent leur revanche.

 

 

Gabriele Münter, Malen ohne Umschweife,
jusqu’au 13 janvier 2019, Museum Ludwig, Heinrich-Böll-Platz, Cologne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°513 du 14 décembre 2018, avec le titre suivant : Gabriele Münter, enfin émancipée

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