Fortune critique de deux mal-aimés

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 20 avril 2009 - 976 mots

Nombre d’artistes connaissent toutes sortes de revers de situations qui en font tantôt les phares de l’actualité, tantôt les oubliés de l’histoire. Ainsi de Gruber et de Buffet.

Les vicissitudes de la fortune critique d’un artiste tiennent à tout un lot de paramètres contingents et universels dont le tissage fait de chaque situation personnelle un cas d’espèce. Il y va de la façon dont leur démarche trouve un écho dans le contexte de leur apparition, de la conviction avec laquelle leur propos est défendu par la critique, sinon par eux-mêmes, enfin de la pertinence dont leur art se développe au fil du temps.

Gruber, l’impossible réhabilitation
À cette triple enseigne, l’œuvre d’un artiste comme Francis Gruber s’est trouvée pénalisée du fait de sa brutale interruption. Peut-être aussi pour ce qu’elle portait d’un malaise trop en phase avec l’existence douloureuse de l’artiste, faisant malgré tout basculer ses peintures dans l’illustration narrative d’une aventure individuelle. Ce n’est pourtant pas faute du succès rencontré de son vivant : son Job, présenté en 1944 au Salon d’automne, est unanimement salué par la critique et il reçoit en 1947 le prix national des arts imaginé un an auparavant par les fonctionnaires du secrétariat d’État aux Beaux-Arts pour tenter de juguler l’influence de l’Institut sur la scène artistique. Ce n’est pas faute non plus de l’attitude altruiste revendiquée par le peintre dont l’ambition était de faire une peinture d’histoire – ou du moins « d’événements », comme il disait lui-même.
C’est dire si, dans le domaine de la création, il est toujours difficile, à quelques exceptions près, de présager de l’avenir. Le soin pris par Bernard Ceysson, alors qu’il dirigeait le musée d’Art moderne de Saint-Étienne, pour réhabiliter tout un pan de la production artistique en publiant en 1987 L’Art en Europe. Les années décisives. 1945-1953 ou en organisant une exposition comme « L’Écriture griffée » en 1993 n’a pas vraiment contribué à revaloriser l’art d’un artiste comme Gruber. Comme si, le note justement Ceysson, « c’est bien l’impossible perspective qui se grave, défunte, dans les murs que dressent les tableaux ».

Grandeur et décadence de Bernard Buffet
La fortune critique de Bernard Buffet est une tout autre histoire. Découvert par le critique d’art Pierre Descargues lors de sa première exposition en décembre 1947 dans une modeste librairie du Quartier latin, alors qu’il n’a que dix-neuf ans, l’artiste allait connaître une gloire immédiate. Gruber brutalement disparu, Buffet impose très vite ses personnages anguleux, aux allures ascétiques et dépouillées, pour devenir le maître incontesté du misérabilisme, courant inauguré par son aîné. Le succès est fulgurant, d’autant que son œuvre fait écho aux préoccupations d’ordre existentiel qui animent l’époque et que son trait est proprement expiatoire.
La façon qu’il a de se saisir de la réalité des années d’après-guerre, sans aucun soin de séduction, loin, très loin de tous les effets de mode abstraits, en fait une figure atypique. Ses images d’une extrême simplicité et d’une rare force d’impact rencontrent auprès du grand public une audience immédiate, aussi Buffet ne tarde-t-il pas à occuper le devant de la scène d’une presse qui n’est pas forcément artistique. Quoique très timide, Bernard Buffet gère parfaitement la situation, s’appliquant à faire qu’elle bénéficie toujours au final à l’exercice de son art, mais il ne peut empêcher l’élaboration de son mythe, le succès lui amenant très vite fortune et vie publique.
Si, jusqu’à la fin des années 1950, ses toiles sont fortes et poignantes, la couleur qui s’empare de son œuvre au tournant de 1960 la fait irrésistiblement basculer dans un autre registre. Certes tout aussi expressionniste, mais d’une teneur iconographique moins grave, plus légère quand elle n’est pas plus facile. Il est bien difficile de mettre sur le même plan des œuvres comme La Chambre (1947) ou La Pietà (1948), Annabel au Festival de Cannes (1960) ou Les Folles : la Mariée (1970). Non seulement du point de vue du sujet, mais aussi du traitement plastique. Le style si particulier et si puissant de Buffet semble en effet ne pas tenir le temps ; il perd son âme dans l’anecdote formelle et la surenchère expressive.
Quoiqu’il soit considéré par un très grand nombre comme le premier des dix meilleurs peintres de l’après-guerre, la fortune critique de Bernard Buffet s’est heurtée dans les années 1960 à l’intérêt supérieur qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, portait à Picasso. Si sa production ultérieure ne manque pas ici et là d’images fortes comme le Couple (1979) ou sa toute dernière série des Squelettes (1998), la forme de grandiloquence expressive qui la caractérise a longtemps tenu Bernard Buffet en France à l’écart d’une reconnaissance institutionnelle. Rien n’est moins sûr que le regain d’intérêt qu’il connaît depuis quelques années suffise à lui redonner une place de choix, mais il a du moins l’avantage de réanimer le regard en sa direction.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Bernard Buffet » jusqu’au 7 juin 2009. Centre de la Vieille Charité, Marseille. Du mardi au dimanche de 10h à 17h, à partir du 1er juin de 11 h à 18 h. Tarif : 4 e. Renseignements et réservations au 0810 813 813. « Francis Gruber, l’œil à vif » du 2 mai au 17 août 2009. Musée des Beaux-Arts de Nancy. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, sauf le mardi et le 14 juillet. Tarif : 6 et 4 e. www.mairie-nancy.fr

Maurice Garnier, l’ami et le galeriste de Buffet. Une amitié profonde lia Bernard Buffet à Maurice Garnier pendant plus de cinquante années. Unique représentant de l’artiste, il se bat désormais pour la création en France d’un musée dédié à son ami décédé en 1999. Il devrait léguer plus de 230 peintures et une centaine d’aquarelles afin de constituer une partie de la future collection. Carpentras dans le Vaucluse vient de se porter candidate pour l’accueillir dans l’ancien hôtel-dieu à ce jour en rénovation.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Fortune critique de deux mal-aimés

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque