Figures majeures d’une figuration existentielle autour de la Seconde Guerre mondiale, Francis Gruber et Bernard Buffet participent à l’élaboration d’un nouvel humanisme en peinture. À Nancy et à Marseille, deux expositions leur rendent hommage.
L'un est né en 1912, l’autre en 1928. L’un a vu sa carrière brutalement interrompue à l’âge de trente-six ans au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, victime de la tuberculose ; l’autre a développé la sienne tout au long de la seconde moitié du siècle pour mettre fin à ses jours en 1999. Malgré ces différences, Francis Gruber et Bernard Buffet comptent parmi les figures les plus manifestes d’une problématique de la représentation de la figure telle qu’elle s’est posée dans les années 1930-1950. Gruber et Buffet, deux destins qui, s’ils sont différents, n’en présentent pas moins des points communs : un même don graphique, un même ascétisme, une même force expressive.
Gruber, ouvre la voie
Natif de Nancy, fils d’un peintre verrier originaire d’Alsace qui s’est installé à Paris, Francis Gruber montre très tôt d’évidentes aptitudes artistiques qu’encouragent Braque et Bissière, voisins de l’atelier paternel. Dès dix-huit ans, il se fait remarquer au Salon d’automne par une grande habileté technique. Passionné par Bosch, Grünewald, Dürer et Callot, il engage une œuvre qui balance entre expression des sentiments et construction rigoureuse. Après avoir peint des kermesses aux couleurs violentes, il donne dans le fantastique et le tragique, multipliant les allégories où transparaissent les malheurs et la tristesse au fur et à mesure que le hante l’horreur de la guerre.
Adepte d’une approche engagée de la création et grand défenseur d’une « utilité sociale de l’art », Gruber aspire à un art lisible et accessible à tous. Mais ses arbres décharnés, ses grandes figures esseulées et isolées sont à l’image d’un monde désolé, voire désespéré. Quelque chose d’un expressionnisme cruel y est à l’œuvre dont témoigne la seule exposition qu’il fait en 1945 à la galerie Roux-Henschel. Les quinze toiles qu’il y présente dont un symbolique Job et une emblématique Femme sur un canapé montrent une forme de « misérabilisme » qui alimentera une certaine tendance de l’après-guerre.
Buffet, l’enfant prodige
Dans l’immédiat de celui-ci, Bernard Buffet emprunte la voie ouverte par Gruber. Reçu à quinze ans à l’École nationale des beaux-arts, il se voit attribuer le prix de la critique à vingt ans. Dès 1947, ses premiers personnages anguleux le classent dans la mouvance expressionniste misérabiliste. Cantonnant sa palette à des gris, des noirs, des bistres et des verts, il développe une œuvre dont le réseau de lignes droites et sèches instaure un système pictural singulier comme en témoignent son Nu à la chaise (1947) et sa Crucifixion (1951). Violemment opposé aux artistes tant abstraits que réalistes, Buffet fait cavalier seul et réussit à imposer son style.
Très vite populaire, il décline au fil du temps les sujets les plus divers : La Passion du Christ (1952), Jeanne d’Arc (1958) et des portraits d’Annabel (1961). Au milieu des années 1960, s’il réactualise son vocabulaire formel par l’apport de couleurs crues et de formes disloquées : La Corrida (1967), La Révolution française (1978), New York (1991), Les Sept Péchés capitaux (1995), etc., il se voit peu à peu lâché par la critique et par les musées. Pourtant, Warhol le considère comme le plus grand peintre français et il est adulé par les Japonais qui lui consacrent un musée.
1912
Gruber naît à Nancy.
1928
Naissance de Buffet à Paris.
1935-1942
Gravement malade, Gruber peint des toiles allégoriques empreintes de fantastique.
1948
Gruber décède à Paris. Buffet obtient le prix de la critique.
1973
Inauguration du musée Bernard Buffet au Japon.
1974
Élu à l’Académie des beaux-arts.
1999
Buffet se suicide à Tourtour dans le Var.
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Gruber & Buffet
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Abonnez-vous dès 1 €Si la question de la figure se pose de façon tant épineuse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est qu’après les atrocités traversées, on s’interroge sur le concept même d’humanisme, sur ce qui reste de l’homme. Quelle image est-il encore possible d’en donner ? C’est là du moins la question fondamentale à laquelle les artistes sont confrontés et qui transparaît dans la production artistique de la fin des années 1940. S’ils y abordent d’eux-mêmes des thèmes sacrés, des représentations de scènes ou de figures de l’histoire religieuse, ils les traitent avec des caractères profanes dominants, liés à l’actualité. « Maintenant encore ma plainte est une révolte, et pourtant ma main comprime mes soupirs », écrit Francis Gruber de façon manifeste dans son tableau Job.
Des œuvres aux allures d’« écritures griffées »
Dans ce lendemain de guerre, toutes les expériences plastiques que les artistes tentent sont irrémédiablement chargées de cette « difficulté d’être » dont parle Cocteau et elles épousent pour la plupart le concept d’existentialisme sartrien. Il en résulte une production d’œuvres peintes et sculptées aux allures d’« écritures griffées », comme l’a justement énoncé Bernard Ceysson en 1993 dans une mémorable exposition au musée d’Art moderne de Saint-Étienne.
Qualifié de misérabilisme, le courant pictural qu’inaugure Gruber et qui témoigne de la misère de la condition humaine caractérise tant l’iconographie dont il est le vecteur que le traitement plastique de cette dernière. La vision assombrie et déformée de la réalité qui marque le style d’un artiste comme Bernard Buffet à la fin des années 1940 excède les thèmes de solitude, de tristesse et de pauvreté, et sa façon d’écriture autant griffée qu’écorchée semble vouloir inscrire encore plus profondément dans la matière picturale les stigmates d’une telle situation. Volontiers aplaties et filiformes, ses figures offrent à voir un aspect étique qui deviendra non seulement la marque d’un style, mais l’image d’une fabrique.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Gruber & Buffet