Rituels

Festins exotiques

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 27 janvier 2015 - 707 mots

Le Musée Dapper explore les traditions et usages attachés à la nourriture des hommes d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est.

PARIS - Des cruches à vin de palme du Ghana lisses et bombées comme des ventres de femmes, des cuillers Dan de Côte d’Ivoire dont la silhouette anthropomorphe se termine par un cuilleron en guise de tête, des statuettes reliquaires Fang du Gabon dont les mains se joignent sur un petit bol en signe d’offrandes, mais aussi des plats, des jarres et des coupes ciselés par des sculpteurs d’Océanie, des Philippines ou d’Insulinde dont les qualités de designer laissent pantois… Convoquant quelque 140 pièces provenant des collections muséales les plus prestigieuses (le Musée Barbier-Mueller de Genève, le Musée du quai Branly, le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren…), l’exposition du Musée Dapper invite à un vaste banquet des antipodes dont la richesse formelle le dispute à la complexité des usages et des symboles. Car rien de moins anodin que les rites culinaires et les mille et une recettes qui leur sont attachées, semblent nous souffler ces masques d’épaule nimba de Guinée qui scandent le calendrier agricole, ou ces hiératiques sculptures bulul des Philippines épousant l’anatomie de ces fiers cultivateurs Ifugao accrochés aux flancs de leurs rizières.

Comme le montre avec gourmandise cette exposition, pas un seul moment de la vie sociale et religieuse qui ne soit accompagné d’une consommation savamment codifiée de liquides et de mets. De la naissance d’un enfant au banquet funèbre en passant par les réjouissances liées au mariage, les hommes et les femmes du monde entier se réunissent autour d’un festin qui incarne un partage de valeurs communes autant que de nourritures.

Un voyage culinaire qui décode les symboles
« Se nourrir ne permet pas seulement l’acquisition d’énergie et le maintien de la vie, mais contribue également à façonner l’identité, les systèmes symboliques et l’organisation sociale », rapporte ainsi Christiane Falgayrettes-Leveau dans l’avant-propos du catalogue. En d’autres termes, « regarde ce que je mange et je te dirai qui je suis ! ». Bénéficiant d’une grande proximité affective avec les hommes, le cochon représente ainsi, dans bien des cultures océaniennes, un mets de choix. Pour leurs gigantesques festins, les notables du Vanuatu n’hésitaient pas à abattre par centaines ces animaux à l’aide d’assommoirs sculptés dans le bois, comme le montre le très bel exemplaire polychrome du Museum Rietberg de Zurich. Ailleurs, ce sont des stimulants ou autres plantes aux vertus hallucinogènes (bétel, kava, vin de palme, noix de kola…) que l’on sert lors de fêtes agraires ou de cérémonies accompagnant la levée de deuil. Là encore, les qualités plastiques des ustensiles (pilons, spatules, coupes…) doivent être à la hauteur du liquide ou de la substance célébrée ! Il suffit pour s’en convaincre, d’admirer ce petit mortier à bétel du golfe Huon (Papouasie-Nouvelle-Guinée) dont la petite taille (26 cm) n’exclut en rien la force plastique et la puissance d’expression.

Comme l’épouse essaie d’amadouer par un bon repas l’époux récalcitrant, les hommes tentent de conjurer la colère des dieux et des esprits par des offrandes. Sacrifices de moutons, de chèvres ou de bœufs, bouillies de céréales, d’alcool ou même de sang… Dans bien des régions du monde, rien n’est trop beau pour apaiser la colère des êtres de l’au-delà. Ainsi, Geneviève Calame-Griaule rapporte que chez les Dogons, la « soif » la plus dangereuse est peut-être celle des morts, dont la parole « desséchée » portée par le vent erre en quête d’un peu d’humidité. « Pour qu’ils ne boivent pas la vie des hommes, ceux-ci leur offrent des libations de bouillie de mil liquide sur les poteries de l’autel de famille ou sur le chemin du cimetière », rapporte l’ethnologue.

Il est cependant des mœurs culinaires qui troublèrent davantage les premiers voyageurs abordant les rivages des terres océaniennes : la consommation de chair humaine. Privilège réservé à des groupes particuliers, cette pratique jugée nullement cruelle visait à incorporer la force vitale d’autrui, qu’il soit un ancêtre, un esclave voire un ennemi. L’exposition montre ainsi l’une de ces « ravissantes » fourchettes des îles Fidji dont l’élégance formelle en ferait presque oublier l’usage originel…

L’art de manger

Nombre de pièces : 140
Commissaires : Christiane Falgayrettes-Leveau, directrice du Musée Dapper, et Anne Van Cutsem-Vanderstraete, historienne de l’art

L’art de manger, rites et traditions, jusqu’au 12 juillet 2015, Musée Dapper, 35 bis rue Paul Valéry 75116 Paris, tel 01 45 00 91 75, tlj sauf mardi et jeudi, 11h-19h, entrée 6 €, catalogue publié aux Éditions Dapper, 448 pages, broché 39 €, relié 50 €.

Légende photo
Cuiller Dan, Côte d'Ivoire, bois et pigments, 42,5 cm, Musée Dapper, Paris. © Archives Musée Dapper. Photo : Hughes Dubois.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°428 du 30 janvier 2015, avec le titre suivant : Festins exotiques

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