ROUBAIX
Disparu en 2015, Dodeigne est bien plus connu en Europe du Nord que dans l’Hexagone. La magnifique rétrospective que lui consacre La Piscine, le musée de Roubaix, devrait infléchir le regard porté sur cette œuvre puissante.
Roubaix (Nord). Dès les années 1950 et ses premières expositions à la galerie Marcel Evrard, à Lille, Eugène Dodeigne (1923-2015) connut le succès. Ses œuvres, présentes dans l’espace public et dans de grandes collections privées de nombreuses villes du nord de la France, de la Belgique et des Pays-Bas, sont en revanche passées quasiment inaperçues aux yeux de nos institutions. À ce premier paradoxe s’en ajoute un second : sa sculpture se trouve en général résumée à son travail sur la pierre de Soignies, dite « pierre bleue », qu’il a en effet aimé ciseler toute sa vie – depuis juin 2000, on peut en voir une, intitulée Force et tendresse, blanchie par le temps, au jardin des Tuileries. Mais Dodeigne a aussi façonné la pierre de lave, le marbre, le plâtre. Au commencement de sa carrière, ses recherches se sont focalisées sur le bois. Et il s’est à ce point passionné pour le bronze qu’il fit, sur le tard, équiper son atelier afin d’être capable d’y fondre de très grandes pièces. L’artiste laisse également derrière lui un important corpus de dessins au fusain et de peintures. Sans parler de ses petites terres cuites préparatoires qui gardent l’empreinte de ses mains, ou du mobilier qu’il réalisa, pour ses maisons ou celles de ses amis, et auxquels La Piscine, à Roubaix, consacre deux salles permanentes.
Cette rétrospective vise donc à rendre sa place dans l’histoire de l’art moderne à un artiste étonnement absent des musées français, autant qu’à montrer la très riche diversité de sa pratique. Elle vient conclure, accompagnée d’un somptueux catalogue, quinze ans de patientes recherches documentaires menées par Germain Hirselj, qui en a assuré le commissariat. Et elle augure sans doute d’un mouvement plus large de redécouverte de ce plasticien peu soucieux de plaire, mais qui parvint à saisir l’essence de son époque. De lui, Georg Baselitz, admiratif, dira : « Grâce à son talent, il est parvenu à fabriquer des choses très destructrices. »
Le père d’Eugène, marbrier, aurait souhaité faire un bon artisan de son fils aîné, qui l’assistait dès le plus jeune âge. Mais le jeune homme fut orienté vers les cours de l’École nationale des beaux-arts de Paris, où s’ouvrit à lui un monde d’images et d’idées nouvelles. C’est au Musée de l’Homme, tout particulièrement, qu’il dit avoir formé son regard, au contact des arts premiers. Cette inspiration se retrouve dans sa période des débuts, dont la très emblématique Invocation (1948), sculptée dans un tronc de noyer, ouvre le parcours à Roubaix. Le jeune sculpteur fit don de cette figure presque archaïque à son premier et généreux mécène, le collectionneur Jean Masurel. Très vite cependant, il s’émancipe et son style traduit l’influence du modernisme ambiant. Dodeigne lit les écrits de Mondrian, conçoit et construit sa maison-atelier, un cube blanc percé d’ouvertures horizontales, avec un disciple de Le Corbusier. Il donne alors naissance à une série de sculptures épurées aux lignes oblongues, évoquant les œuvres de Brancusi, de Jean Arp ou d’Henry Moore. Ainsi de La Femme, L’Homme et L’Enfant, toutes trois réalisées en 1953, mais aussi de ce Gisant aux courbes d’une étonnante sensualité – surtout si on le compare à celui, mégalithique, disposé non loin dans le parcours.
Puis Dodeigne quitte le bois pour revenir à un dialogue minéral, perfectionnant sa maîtrise de la pierre bleue de Soignies. Son œuvre tire alors vers une abstraction volontiers anthropomorphe aux formes polies, portant les noms de quelques-uns des mois de l’année 1956 : Septembre, Novembre, Janvier… C’est l’époque où son travail intéresse le galeriste parisien Claude Bernard, qui le présente aux côté de contemporains incarnant comme lui un renouveau de la sculpture. Très soutenu par le marché, en particulier septentrional, Dodeigne n’en reste pas moins farouchement indépendant : quand il délaisse l’esthétique des galbes vernissés pour la technique, brutale, de la pierre éclatée, il interrompt également sa collaboration avec la galerie Claude Bernard, que cette orientation déconcerte. Ce sont désormais Pierre Loeb, puis Jeanne Bucher, qui défendront sa création. Dans l’exposition, ses grands blocs de pierre sommairement dégrossis pour laisser poindre l’amorce d’une forme inachevée sont saisissants de puissance ; ils contrastent avec le trait délicat des dessins préparatoires, mis en regard. Le Musée national d’art moderne a fait en 2011 l’acquisition d’un grand Torse de 1961, seule pièce de Dodeigne aujourd’hui présente dans ses collections – le Fonds national d’art contemporain comprend pour sa part une Maternité (1949) ; elle fut précocement achetée, en 1950.
Dodeigne a à peine 40 ans lorsqu’il se tourne vers le bronze à la cire perdue. Alignées sur des étagères, ses « Têtes », dont l’une à l’effigie de son patibulaire ami Bousbecques (1964), ont des airs inquiétants de « gueules cassées », observe Germain Hirselj. Leurs expressions hébétées, émergées à peine d’une glaise originelle, les inscrivent telles des jalons dans l’histoire de la sculpture du XXe siècle. Après un détour par la peinture, l’artiste revient à une symbolique plus classique. La force de son œuvre reste pourtant intacte, comme pour ces Deux figures (1999), où il se collette à la dureté de la pierre qu’il strie dans la masse, tentative déchirante de renouveler encore une fois son expression, sa « lutte amoureuse avec le caillou ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°561 du 19 février 2021, avec le titre suivant : Eugène Dodeigne, foncièrement sculpteur