Eugène Dodeigne (1923-2015) aura travaillé sa longue vie durant avec indépendance, sillonnant inlassablement les chemins de l’exigence. Retour sur la germination d’une œuvre, à l’âge de pierre et au royaume du geste.
Artiste discret, arpenteur des chemins de traverse pourvu qu’ils fussent septentrionaux, Eugène Dodeigne aura longtemps été délaissé par les institutions hexagonales, hormis le Musée Rodin, qui l’exposa à deux reprises, en 1988 et en 2007. À la faveur d’une rétrospective au goût de réparation, la Piscine de Roubaix sacre bien plus qu’un enfant du pays : une enfance de l’art.
Eugène Dodeigne naît au cœur de l’été, le 27 juillet 1923, à Rouvreux, une section de la commune wallonne de Sprimont, non loin de Liège. Sprimont est moins grise qu’il n’y paraît : depuis la nuit des temps, on y extrait une « pierre bleue » capable de se parer de mille nuances. Armand, son père, est tailleur de pierre comme le furent ses aïeux. De père en fils, chez les Dodeigne, on sculpte, on taille. Jeanne, la mère d’Eugène, auquel elle donne bientôt un frère et une sœur, est une giletière originaire de Tourcoing. Début 1924, le jeune couple quitte la Belgique et passe la frontière pour s’installer à Mouvaux, près de Roubaix. La région, meurtrie par la Grande Guerre, est avide de monuments funéraires. La mort réclame des stèles et des tombes. Ce faisant, Armand Dodeigne s’emploie inlassablement à garnir de souvenirs les cimetières environnants tandis que le jeune Eugène, naturalisé français, évolue parmi les lourdes pierres et les outils industrieux.
Dans la famille, la sculpture est un destin, un sacerdoce : en 1936, fort de son seul certificat d’études, l’adolescent rejoint l’atelier paternel et, le soir, quatre heures durant, suit les cours de dessin et de modelage aux Beaux-Arts de Tourcoing, une école où il ne tarde pas à être distingué par des premiers prix qui, sacrant la naissance d’un talent artistique, le détournent de l’entreprise familiale. En 1943, suite à la présentation remarquée de son Adolescent lors du Salon des artistes français au Palais de Tokyo, Dodeigne se présente avec succès au concours d’entrée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. C’est donc un jeune homme de 20 ans qui intègre la prestigieuse classe d’Henri Bouchard, sculpteur émérite et professeur éminent, bientôt condamné pour collaboration. Car la guerre sévit, et accélère le cours des choses. Ainsi cette année 1945 qui voit Dodeigne s’engager volontairement, être mobilisé en Allemagne, regagner la France libre et rencontrer sa future épouse, Michelle Rumfels… le 14 juillet. À croire que l’heure est désormais à la fête et à la paix. Enfin.
Aux Beaux-Arts de Paris, Dodeigne rejoint la classe de Marcel Gimond et poursuit son auscultation des corps et des visages, scrutés dans leur dénuement presque franciscain (Portrait d’Eugène Dutoit, 1946). Les temps sont durs et le sculpteur continue de travailler pour son père, quand il ne joue pas de la trompette dans les clubs parisiens. Une vie de labeur et de bohème. Les Dodeigne goûtent au nomadisme et déménagent sans répit : en Charente, où ils découvrent les joies relatives de la vie communautaire, dans le château du collectionneur Jean Masurel, qui inocule à Eugène la passion des arts premiers et de Modigliani (Gargouille, 1948), à Vézelay, où le hiératisme roman lui inspire des figures totémiques (Personnage assis, 1949). Mais rien ne vaut le Nord, « les briques, l’industrie, la réalité humaine » : à l’automne 1949, Dodeigne entreprend la construction à Bondues d’une maison moderniste dont la rigueur orthonormée emprunte aux recherches contemporaines de Le Corbusier. La demeure est à l’image de son propriétaire : violemment simple. Esprit du lieu…
Les collectionneurs locaux ne tardent pas à reconnaître la singularité d’un artiste dont ils acquièrent et plébiscitent les œuvres éminemment synthétiques – ovoïdes de pierre brancusiens, figures galbées encore chaudes de la leçon d’Henry Moore, épures éthérées dignes de Jean Arp. Associé aux noms de Jean Roulland, de Michel Delporte, de Jacques Dodin et d’Eugène Leroy, avec lequel il partagera tant de choses, jusqu’au prénom, Dodeigne forme bientôt le « Groupe de Roubaix », une bannière informelle qui, si elle réunit des talents protéiformes, trahit surtout l’ardeur de l’épicentre nordique.
Grâce à son galeriste Marcel Evrard et à la tutelle de Germaine Richier, pour laquelle il traduit dans la pierre des pensées de bronze (L’Ombre de l’Ouragane, 1957), Dodeigne figure désormais en bonne place dans les salons parisiens, où il s’inscrit généalogiquement à la suite des idoles cycladiques et de la statuaire micronésienne, de Brancusi et de Henri Laurens. Dans la pierre bleue de Soignies, il livre inlassablement des sculptures comme des épures, douces comme des galets et grandes comme des menhirs (Vérone, 1956), lesquelles sont bientôt remarquées par Michel Seuphor, défendues par le galeriste Claude Bernard et présentées à la Biennale de Paris puis à la Documenta de Kassel de 1959 (Figure debout, 1957). Au crépuscule des années 1950, le chantier de la chapelle d’Hem vaut à Dodeigne de concevoir un splendide mobilier liturgique ainsi qu’une Sainte Thérèse (1958) hiératique et polie, pleine d’un infrangible recueillement. Quand l’austérité est tout un art.
En 1960, Dodeigne le bâtisseur peut jouir de sa nouvelle maison, édifiée en pierre de taille dans une région qui rougeoie par ses briques. La pierre, toujours. Comme un destin, comme un pays. À ceci près que Dodeigne le sculpteur s’intéresse désormais à la pouzzolane, cette roche volcanique peuplée d’anfractuosités : hier polie, la surface des œuvres devient alvéolée et lacérée, écorchée par un outil arrachant au matériau des formes premières, volontiers primitives (Ailé, 1960). Plus de séduction optique, juste un geste souverain qui soustrait, heurte et déchire, qui rudoie sans meurtrir, qui hache sans tuer, qui fouille la matière pour lui soutirer une expressivité nouvelle et monumentale, presque mégalithique, qui enfante des sculptures que l’on croirait issues d’une nouvelle île de Pâques, ainsi de ces deux figures admirablement présentées dans le Musée Kröller-Müller d’Otterlo, comme rendues au dehors infini, à la nature édénique (Homme et femme, 1961).
Eugène Dodeigne, passé chez le galeriste Pierre Loeb, a trouvé sa voie, son style, à côté de Giacometti et de Richier, à côté de ces hérauts de la forme immémoriale et irréductible. Les musées ne s’y trompent pas : son Grand Torse est acquis par le Musée national d’art moderne en 1963 et sept de ses sculptures rejoignent la collection de Joseph Hirshhorn, cœur éponyme du prestigieux musée de Washington. De cet âge de pierre, Dodeigne devient l’artisan majuscule, le virtuose absolu. Il y aura bien un âge du bronze, l’espace de dix ans, de 1963 à 1974, mais rien ne pouvait le détourner de la pierre, ce matériau somptueusement lapidaire, le seul susceptible de dire ainsi les brutalités de la solitude et la volupté de la sauvagerie.
Sans être pionnière dans la redécouverte de Dodeigne, cette exposition est assurément majeure. Il s’agit bien d’une rétrospective, qui permet d’avoir une vision panoptique de sa production polysémique. Partant, l’institution roubaisienne abrite des pièces des débuts – morceaux académiques (La Mort d’Olivier, 1943) et portraits dépouillés –, des bois filiformes et luisants, conformes à la passion primitive de Dodeigne (Maternité, 1949), des compositions galbées et suaves (Figure, 1953-1954), des pierres de Soignies, des pierres éclatées, de petits bustes fantomatiques en bronze ainsi que les pierres tardives qui, tailladées et ravinées, firent la fortune critique de l’artiste (L’Appel, 1989 ; Accroupie, 1995). Pourvue d’un catalogue irréprochable, l’exposition sacre un immense sculpteur, mais aussi, sans conteste, un remarquable peintre, capable de passer, au seuil des années 1950, d’un orphisme géométrique, proche des compositions prismatiques de Delaunay, Léger et Kupka, à un expressionnisme figural, dans le sillon de Bacon, Giacometti et Leroy (Tête, 1961). Quand le pinceau rejoint le ciseau…
Colin Lemoine
« Eugène Dodeigne (1923-2015) : une rétrospective »,
du 6 novembre 2020 au 6 février 2021. La Piscine, Musée d’art et d’industrie André-Diligent, 23, rue de l’Espérance, Roubaix (59). Du mardi au jeudi de 11 h à 18 h, le vendredi de 11 h à 20 h et le week-end de 13 h à 18 h. Tarifs : 11 et 9 €. Commissaires : Germain Hirselj, Alice Massé et Bruno Gaudichon. www.roubaix-lapiscine.com
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Devenir Dodeigne
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°738 du 1 novembre 2020, avec le titre suivant : Devenir Dodeigne