En présentant quelque cent cinquante pièces d’exception, le musée Georges de La Tour, en Lorraine, s’attache à démontrer les liens étroits qu’Émile Gallé entretint avec la nature et le Japon, sur fond d’expérimentations formelles et de modernité.
Une énième exposition consacrée à Émile Gallé, maître verrier et céramiste de génie, qui plus est fondateur, en 1901, de l’École de Nancy… Le propos pourrait paraître banal, pour ne pas dire facile ! Mais sous la houlette de Gabriel Diss, le conservateur en chef du Musée départemental Georges de La Tour, le sujet devient étonnamment neuf, pour ne pas dire moderne. En convoquant des pièces prestigieuses issues des collections françaises, des musées russes et japonais, l’éclectisme du génie d’Émile Gallé éclate au grand jour.
L’amant des orchidées
Non content d’avoir su séduire une riche clientèle internationale, celui que l’on baptisa le « magicien du verre » inventa le design avant l’heure et pressentit les mutations de son temps. Mariant l’érudition d’un botaniste à la sensibilité d’un poète, conjuguant le pragmatisme de l’industriel au flair de l’homme d’affaires, Gallé était bel et bien en avance sur son époque. N’annonce-t-il pas l’inventivité formelle d’un Philippe Starck, un pied dans la création, l’autre dans la diffusion ?
Mais ce qui frappe avant tout chez cet homme à la culture phénoménale (nourrie de poésie symboliste comme de traités de peinture japonaise), c’est cet amour viscéral et charnel pour la nature dans ce qu’elle a de plus mystérieux et de plus sacré.
Peu d’artistes occidentaux ont montré une telle inclinaison pour les règnes végétal et animal qu’Émile Gallé. Tout au long de sa carrière (né en 1846, il s’éteindra le 23 septembre 1904), ce verrier, ébéniste et céramiste tout à la fois ne cessera d’explorer avec la monomanie d’un scientifique l’extraordinaire diversité des espèces du monde vivant. Par quels chemins de hasard ce jeune homme issu de la bourgeoisie commerçante de Nancy (ses parents possédaient un prospère magasin de porcelaines et de cristaux) s’adonna-t-il avec une fièvre dévorante à la botanique et à l’étude scrupuleuse des orchidées, des chrysanthèmes et autres créatures sophistiquées dotées d’un pistil et de pétales ?
Initié, dès l’enfance, par sa mère et son grand-père paternel aux délices de l’horticulture, nourri à la sève rousseauiste par Virginie Mauvais, son institutrice, Émile Gallé multiplia par la suite les randonnées champêtres dans les Alpes et la région du lac Majeur, visita les serres les plus prestigieuses d’Europe (celles du Muséum d’histoire naturelle et du Trocadéro à Paris, de Kew et de l’île de Wight en Angleterre). De cette prime approche poétique et sensible allait naître une floraison de publications, de colloques et de congrès internationaux métamorphosant ce qui était un « péché de jeunesse » en véritable adoubement de la part de la communauté scientifique.
Mais si ses compétences en matière botanique ne sont plus à démontrer, la façon dont Émile Gallé se réappropria le monde végétal pour se forger son propre langage émotionnel et sa grammaire esthétique demeure un sujet palpitant pour l’historien de l’art, voire pour le psychanalyste ! Car c’est presque en amoureux que le Nancéien regarda la flore tout au long de son existence. « En ma qualité de botaniste enragé, je ne chasse que les plantes. C’est la passion qui dispute ma vie à celle, peut-être moins heureuse, de la céramique : quand je cueille une fleur, je cueille un modèle et une idée. Quand je modèle un projet nouveau, c’est que je rêve bien sûr à quelque fleur inconnue. Il m’arrive parfois en tournant les pages de mon herbier dans les soirées d’hiver, de n’y voir que des vases, et peut-être qu’un jour en visitant vos belles fayences, à Darlington, il m’arrivera de les prendre pour une collection de fleurs merveilleuses », écrit ainsi Émile Gallé à Joséphine Bowes, dans une lettre qu’il lui adresse en 1871 (Archives du Bowes Museum, Royaume-Uni).
Dans son esprit vagabond, la nature devient ainsi une matrice féconde, dans laquelle il ne cessera de puiser à satiété. Davantage qu’un organisme banal, la fleur – et principalement l’orchidée pour laquelle il confessera des émois amoureux ! – est dotée d’une âme et d’une sensibilité. Ce n’est donc point sans une certaine méditation qu’il choisira de nimber tel vase ou telle céramique d’une espèce particulière, propre à traduire un état d’âme. Pour ce jardinier métaphysique, le chrysanthème incarne une bouffée de printemps (et non un symbole mortifère comme le pensent bien des chrétiens) ; le colchique est cette « veilleuse d’automne » symbolisant à la fois la mort et la résurrection ; l’anémone évoque l’éternel renouveau.
L’époux des libellules
Mais le style varie, lui aussi. Les brassées de fleurs fraîchement cueillies et jetées nerveusement sur les flancs des vases cèdent bientôt la place à une fleur unique occupant majestueusement, à elle seule, toute la composition. Un peu comme si elle devenait suffisamment autonome pour devenir l’actrice principale d’un drame muet ou d’une élégie poétique…
Aux « fleurs-femmes » lascives et capiteuses fait écho le petit monde grouillant et non moins fascinant des papillons et des libellules, des cigales et des criquets. Le botaniste se mue alors en entomologiste, tout aussi féru. « Si une plante est belle par elle-même, les êtres ailés qui passent leur vie à ses côtés apportent leur charme particulier. L’entomologie est donc nécessaire au même titre que la botanique à celui qui veut réjouir nos demeures par ses compositions », professe Émile Gallé dans une conférence donnée le 28 avril 1901. Et l’amant des orchidées fatales se fait ainsi le chantre de l’infiniment fragile, prétexte à une réflexion morale et philosophique sur la brièveté de l’existence, mais aussi les différents cycles de la vie. Gallé sentait-il confusément que son passage sur terre n’atteindrait pas six décennies ?
Envol de sauterelles ou de chauves-souris, carpes bondissantes, entrelacs de pieuvres ou de poulpes parachèvent cette exploration des confins.
La découverte de l’art japonais
L’on ne saurait occulter, cependant, les subtiles connivences que Gallé tissa avec le langage esthétique du Japon. Ne retrouve-t-on pas chez le Nancéien le même amour pour le beau toucher et la texture, cette passion pour l’objet modeste et raffiné tout à la fois, et surtout cette absence de hiérarchie entre plantes, animaux et humains ?
Indissociable du regard poétique qu’il porta sur les êtres et les choses, l’univers symbolique d’Émile Gallé doit beaucoup, en effet, à l’esprit et à la spiritualité de l’archipel nippon. Sans tomber dans le travers du plagiat servile (auquel succombèrent maints artistes japonisants), cet alchimiste de la matière se reconnut d’immédiates affinités avec les grands maîtres de la céramique et de l’estampe japonaises. Gallé lui-même collectionnait des publications ou des objets nippons, et possédait dans son jardin près de cinq cents espèces provenant de l’archipel ! Il eut son premier choc esthétique lors de la grande Exposition universelle, qui se tint à Paris en 1867 : c’est là qu’il découvrit peintures, estampes, laques, céramiques et autres pièces, ainsi que diverses publications dont la fameuse Manga d’Hokusai. Maintes planches de cet ouvrage titanesque seront réinterprétées par le maître verrier… Par la suite, Gallé se plongea dans l’étude de l’art japonais en visitant, à Londres, les collections du South Kensington Museum, l’ancêtre du Victoria and Albert Museum. Il trouvera alors dans l’art japonais un écho à ces préoccupations les plus intimes. Un peu comme un Picasso découvrira plus tard, dans l’art africain, la confirmation de ses recherches formelles et spirituelles !
Car au-delà de l’exotisme des formes et des motifs, Gallé discerne, à travers laques, céramiques ou autres objets nippons, l’importance accordée à la dissymétrie, à l’inachevé, au modeste : soit ce qui caractérise toute création nippone, au-delà de la séduction facile et de l’artifice.
Point de hasard si les Japonais ne cessent de collectionner, plus d’un siècle après sa mort, les œuvres du grand maître français. C’est le même souffle d’énergie, la même palpitation secrète de la vie qui hantent, de leur bienveillante présence, les verres translucides de Gallé comme les bols à thé nippons. Par son exigence spirituelle et sa parfaite maîtrise de la matière, Gallé était « japonais » à bien des égards. Nul doute qu’il aurait été consacré « Trésor national vivant » !
Gallé, la fleur au fusil
L’un des mérites de l’exposition n’est autre que de lever le voile sur un pan très peu connu de la personnalité d’Émile Gallé : son engagement sincère et courageux dans l’affaire Dreyfus et son soutien, dès 1898, en faveur du capitaine injustement condamné. À l’encontre de l’image quelque peu frivole d’un « fils à papa » courant les musées, les serres et les salons, le Nancéien avait déjà montré, dans sa jeunesse, son aptitude à endosser l’uniforme pour assurer la défense de la liberté, de la patrie, et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En dépit de l’occupation de Nancy par les troupes prussiennes, Émile Gallé écrit, en 1871, à la duchesse de Montalbo : « Quel hiver nous allons passer en tête-à-tête avec notre garnison exécrée ! Nous n’avons pour arme que notre mépris vis-à-vis de nos vainqueurs ; nous allons les faire périr ici d’ennui pendant l’hiver, et la haine que nous leur portons nous empêchera d’en mourir en même temps ! »
Patriote et dreyfusard
Les « armes » utilisées par ce « résistant » n’en demeureront pas moins pacifiques tout au long de son existence. Car c’est à travers le langage symbolique de ses céramiques et de ses compositions verrières que l’artiste fera montre de son engagement. S’inscrivant dans le droit fil des faïences patriotiques et de la veine caustique des caricaturistes, Gallé crée des services de table dont l’intention ne trompe guère. Dès les années 1860, on croise ainsi au détour d’une assiette ou d’un plat de grotesques canards coiffés du casque prussien… Quelque vingt années plus tard, des figures plus héroïques ont remplacé les stupides volatiles : ce sont Eurydice, Vercingétorix ou Jeanne d’Arc, hissés au rang d’allégories ou de vibrants symboles patriotiques. N’oublions pas qu’Émile Gallé est lorrain et qu’il vit très mal le démembrement de la Lorraine et la perte de l’Alsace… Mais c’est en affichant ses convictions dreyfusardes que Gallé se montrera le plus courageux, publiant ses prises de position dans les journaux locaux, constellant ses verreries et ses céramiques d’explicites allusions…
Biographie
1846
Naissance à Nancy.
1865
Études de minéralogie.
1866
Poursuit son apprentissage des métiers du verre et de la céramique à Meisenthal (Moselle).
1871
Travaille au musée de Kensington et au Jardin botanique de Londres.
1877
Reprend l’entreprise familiale de négoce en faïences et cristaux.
1878
Participe à l’Exposition universelle. Sa réputation devient internationale.
1889
Grand Prix de l’Exposition universelle.
1893
Participe à l’Exposition universelle de Chicago.
1901
Fonde et préside l’École de Nancy.
1902
Devient membre de la Société des beaux-arts de Paris.
1904
Décède à Nancy.
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Émile Gallé - Ses jardins japonais
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Émile Gallé : nature et symbolisme, influences du Japon », jusqu’au 30 août. Musée départemental Georges de La Tour, Vic-sur-Seille (57). Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h. Tarifs : 7 et 3,5 e. Tél. 03 87 78 05 30.
Gallé à Reims. Le Grand Foudre Pommery, sculpté par Émile Gallé en 1903, orne le hall du domaine du champagne Pommery au cœur de Reims. À travers la représentation d’une femme qui offre une coupe de champagne à une autre femme chevauchant un sphinx à tête d’Indien, ce foudre rend hommage à la fraternité entre la France et l’Amérique. Le Génie du commerce, la statue de la Liberté éclairant le monde et un panorama de la ville de Reims complètent le tableau de ce somptueux travail d’ébénisterie qui fut la vedette de l’Exposition universelle de Saint-Louis en 1904.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Émile Gallé - Ses jardins japonais