Tempérament rustique et caractère solitaire, Emil Nolde fut un ferment décisif de la modernité allemande dans le cercle des expressionnistes. Il n’avait jamais bénéficié d’une rétrospective en France jusqu’à cette exposition au Grand Palais.
En 1910, Emil Nolde (1867-1956) loue un petit appartement à Berlin. Avec la régularité d’un métronome, il y passera désormais tous ses hivers avec celle qui est devenue sa femme, la musicienne et comédienne danoise Ada Vilstrup. Comme nombre d’artistes d’alors, Nolde nourrit à l’égard de la métropole une fascination complexe, mélange tendu d’attraction et d’angoisse.
Danse, théâtre, cabaret, bordels, durant l’hiver 1910, les bruyantes secousses de la vie nocturne berlinoise seront pour lui une intense source d’inspiration. Il peint des visages grimaçants et anonymes, des corps tristes, sommairement évoqués par de lourdes masses colorées contrastées, engoncés dans des espaces à peine définis. « Je dessinais et dessinais, la lumière des intérieurs, l’épiderme superficiel, tous les êtres, les bons et les mauvais, le demi-monde et les bas-fonds, écrit-il à la manière d’un relevé clinique, je dessinais le revers de la vie, le maquillage, la boue glissante, la déchéance. »
Les Danseuses aux bougies, composition incandescente de 1912, jettent ainsi deux corps féminins dévêtus dans une danse infernale et sauvage teintée de primitivisme, dont les couleurs, poussées à leur paroxysme, semblent brutalement déposées sur la toile en une sorte de lutte chromatique. Loin de toute considération imitative. Quelque chose comme la vérité crue accouchée par la peinture, un expressionnisme ulcéré. Comme si le pinceau s’ajustait pleinement au motif et dansait avec lui, comme si la danse inventait la touche.
De tous les expressionnistes, il est le plus attaché à sa terre
Berlin fut un motif, mais Berlin fut aussi une épreuve. Nolde s’y sentait stimulé, mais sans gaieté. Ses séjours dans la capitale seront ceux qui viendront nourrir son caractère méfiant et âpre au conflit. Conflits qui culmineront avec la lutte publique livrée contre le peintre Max Liebermann, le président de la Berliner Secession, dont le comité lui refusa une série d’œuvres. Jusqu’à la rupture en décembre 1910 et son renvoi définitif.
Au fond, Nolde le mutique, le rugueux solitaire, Nolde l’enraciné passe le plus clair de son temps sur son territoire balte, à la frontière germano-danoise. Au point de troquer, en 1902, son patronyme – Hansen – contre le nom de son village natal – aujourd’hui au Danemark.
« Nolde est plus que lié à la terre, il en est aussi le démon », écrira Klee. Il fut incontestablement celui des « expressionnistes » pour qui le sentiment d’appartenance au « heimat » – foyer, terre et mère patrie – fut l’élément crucial dans la construction picturale. Il y adossera même l’exaltation – parfois douteuse – de sa germanité et du renouveau de la peinture nordique.
En fils de paysans du Schleswig-Holstein, Nolde n’abandonnera jamais ces paysages déserts et intacts, ces rudes et austères étendues de marais. Il finira même par se fixer définitivement en 1926 dans la froide région de Seebüll. Natures mortes, crépuscules, scènes champêtres, marines, Nolde y puise ses premiers motifs, en ébéniste autodidacte, puis guidé par un séjour parisien et une parenthèse danoise.
« Une figure semblable à son modèle n’inspire que du dégoût »
D’abord de souche impressionniste, puis lentement infiltrée d’une nette facture nordique, sa peinture assimile dès 1905 la violence chromatique de Van Gogh sans pour autant abandonner la pâte épaisse, la touche courte et vibrante. La couleur s’impose progressivement comme élément structurant. Et bientôt la toile tempête.
C’est là que la fiévreuse garde de Dresde prend contact avec lui. L’attelage sera de courte durée, mais c’est celui que retiendra l’Histoire. On est en 1906. Nolde n’a pas loin de 40 ans, et les jeunes étudiants exaltés qui composent Die Brücke voient en lui un guide possible, capable par sa touche explosive de nourrir la soif radicale de rupture qui les anime. Quant à Nolde, il y surprend un souffle sanguin et y voit un possible moyen de renouveler son auditoire. Les jeunes membres de Die Brücke, Schmidt-Rottluff, Kirchner, Heckel, partagent avec lui une même nécessité de libérer subjectivité et instinct. « Une figure semblable à s’y méprendre à son modèle n’inspire que du dégoût, écrit Nolde. Éprouver la nature en y insufflant sa propre âme, son esprit, transforme à l’inverse le travail du peintre en art. »
À leur contact, le peintre étend sa touche, évacue la perspective, intensifie le chromatisme furieux de ses toiles et schématise les corps, devenus agressifs, comme taillés à la serpe. En retour, il transmet cette profonde et intime vision expressionniste du paysage, cette mystique de la terre.
Mais très vite, le caractère difficile du peintre, ses espoirs déçus et la relative désorganisation du groupe rendent la rupture inévitable. Elle se fait sans bruit. Reste que désormais, Nolde met un peu plus de sacrilège dans sa peinture et semble s’être trouvé.
1930 : collectionné par Goebbels, Nolde est « le » peintre allemand
À la veille de la guerre 14-18, alors que point un succès porté par la fortune publique de l’expressionnisme, les tableaux de Nolde déclinent un chromatisme impatient, un anti-naturalisme ulcéré. Peintures inspirées de son bref voyage en Guinée, portraits ou paysages, rouges vermillon, pourpres, jaunes d’or, il peint des contrastes dissonants et des volumes émaciés. Les proportions s’affranchissent, les longs visages ricanent, les yeux se font violets, vitreux ou obliques. Et toujours ces aplats de couleur qui structurent le motif. « Avec moi, écrit-il, les couleurs dansent et pleurent. Mes couleurs. Je ne sais pas si d’autres les ressentent comme moi, car chacun voit, comprend, et ressent différemment. »
Et Nolde, lui, ressent par les voies du sacré. Depuis le début des années 1910, il est devenu – comme tant d’autres expressionnistes – un exalté, un fanatique de la Bible, traduite en peinture dans une version toute personnelle, entre archaïsme et autosacrifice, mais toujours affranchie des conventions. À l’image de son Paradis perdu (Verlorenes Paradies) de 1921, figurant un Adam et une Ève aux proportions mécréantes, monumentaux, hébétés, d’une nudité dont le jaune rosé tranche insolemment avec le vert du jardin. « Adam et Ève sont assis, penauds et songeant à l’avenir avec perplexité, commente Nolde. Répudiés, ils souffrent en premiers ancêtres de l’humanité, avec leur corps à la force naturelle presque excessive. »
C’est de ces années-là que date sa consécration. Nolde est dans tous les musées ou presque. Au début des années 1930, il est « le » peintre allemand. Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, il adhère sans tapage au parti national-socialiste. Ne dit-on pas que Goebbels expose quelques aquarelles dans ses appartements privés ?
Les marines tempétueuses, la germanité professée de sa peinture, la quête idéaliste d’un paradis perdu, la puissance expressive des paysages pourraient bien ne pas avoir gêné l’ambition de renouveau de la culture allemande défendu alors. Un cercle minoritaire de l’appareil nazi aurait cru voir chez certains artistes de l’expressionnisme – Heckel, Schmidt-Rottluff – une possible construction autonome de la culture allemande.
Classé parmi les « dégénérés », il est interdit de peindre en 1941
Mais pour Emil Nolde comme pour les autres, le vent tourne. Ses toiles sont rapidement décrochées des musées, et il figure à la meilleure place de l’exposition d’art dégénéré en 1937 et 1938, essentiellement pour ses peintures religieuses jugées blasphématoires. Saisi d’incompréhension devant la disgrâce dont son œuvre est alors frappée, il écrira au chef de la propagande pour que l’ensemble de ses œuvres en dépôt dans les musées allemands lui soient rendues. Goebbels lui fait adresser les tableaux. « Le monde ne m’aime pas, dira le peintre. Il me semble que je vais toujours à contre-courant, toujours rejeté dans une réclusion, toujours plus solitaire. »
En 1941, il est frappé d’interdiction de peindre. En guise de réponse, Nolde se plonge dans l’exécution accablée et frénétique des « Peintures non peintes » (Ungemalte Bilder)– extraordinaires bijoux rageurs et aquarellés – dont on a pu voir une anthologie durant l’été aux Sables-d’Olonne. Petits formats d’une vingtaine de centimètres, ces tableaux fulgurants reprennent les motifs toujours recommencés du peintre, paysages dramatiques, scènes de danse, scènes bibliques, marines, nus, visages grimaçants et visions fantasmagoriques.
En dépit du médium fluide et translucide, c’est encore aux couleurs, éclatantes, contrastées et vivement antinaturalistes, qu’il revient de se charger des sujets. Les couches légères se superposent, jusqu’à saturer la feuille d’une vision dense et spectrale proche de l’abstraction.
Sans l’ombre d’un espoir, si ce n’est pictural, Nolde envisageant de reprendre ultérieurement ces petits tableaux secrets à usage privé. Jusqu’au bout et sans trembler n’est resté que le jaillissement de la peinture.
1867
Emil Hansen, dit Emil Nolde, nat à Nolde, en Allemagne.
1892-1898
Enseigne le dessin ornemental en Suisse.
1898-1899
Étudie la peinture à l’académie Julian (Paris). Découvre les impressionnistes.
1912
Controversé, expulsé de la Sécession, il se retire de la scène artistique berlinoise.
1920
Inauguration d’une salle Nolde à la National Gallery à Berlin.
1937
Nolde est accroché parmi les « dégénérés ».
1939 Ses peintures sont confisquées par les nazis. En 1941, il sera interdit de peindre.
1946
Création d’une Fondation dédiée au peintre.
1956
Emil Nolde meurt à Seebüll.
Informations pratiques.
« Emil Nolde », jusqu’au 19 janvier 2009. Grand Palais.
Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h. Tarifs : 8,10 euros.
Le 4 octobre, à l’occasion de la Nuit Blanche, accès gratuit de 19 h 30 à 2 h.
www.rmn.fr
Nolde prochainement à Montpellier.
L’exposition sera présentée au musée
Fabre du 7 février au 24 mai 2009.
www.museefabre.montpellier-agglo.com
La Fondation Nolde en Allemagne.
Véritable trésor patrimonial créé en 1946 à Seebüll dans l’ancienne résidence de l’artiste, elle présente l’ensemble des peintures religieuses de Nolde. En 2007, une antenne de la Fondation ouvre ses portes à Berlin. Le musée accueille des expositions temporaires dédiées au peintre. Jusqu’au 18 janvier 2009, il propose une sélection de ses portraits.
www.nolde-stiftung.de
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°606 du 1 octobre 2008, avec le titre suivant : Emil Nolde