Art contemporain

El Anatsui : « Des matériaux avec de l’histoire »

Le sculpteur nigérian utilise des capsules de bouteilles pour les transformer en drapés voluptueux.

El Anatsui, Gravity and Grace, 2010, bouchons de bouteille en fil d'aluminium et cuivre, 482 x 1120 cm. © El Anatsui/Jack Shainman Gallery
El Anatsui, Gravity and Grace, 2010, bouchons de bouteille en fil d'aluminium et cuivre, 482 x 1120 cm.
© El Anatsui /Jack Shainman Gallery

Berne. Né en 1944 au Ghana et Nigérian d’adoption, El Anatsui élabore depuis plus de 50 ans son œuvre en bousculant les codes de la sculpture, tant par la modestie des matériaux employés que dans leur forme, souvent bidimensionnelle. Reconnu sur le continent africain depuis des décennies, l’artiste n’a été révélé qu’à partir des années 2000 au monde de l’art occidental, recevant notamment le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre en 2015. Aujourd’hui, il s’affirme comme l’une des figures majeures de l’art africain contemporain.

Difficile de rester de marbre devant les immenses tentures de métal chatoyantes dont les cimaises du Kunstmuseum de Berne ont été revêtues. C’est la première fois qu’une exposition d’art contemporain africain de cette envergure se tient dans un musée suisse, augurant peut-être un tournant dans l’approche d’un art souvent méconnu. Avant de constituer un plaidoyer pour l’art africain, cette rétrospective est un testament – celui d’Okwui Enwezor, qui signait ici sa dernière exposition. L’ancien directeur nigérian de la Haus der Kunst à Munich, qui avait dirigé la Documenta de Cassel en 2002 et organisé la 56e Biennale de Venise en 2015, avait à cœur de remettre l’européocentrisme du monde de l’art en question. Son décès au printemps 2019, au moment du lancement de la rétrospective itinérante d’El Anatsui – de Munich au Guggenheim de Bilbao en passant par Berne et le Museum of Art de Doha – a bouleversé l’organisation de l’événement. C’est donc amputée de la publication du catalogue d’exposition et portée par les conservateurs des musées étapes que cette rétrospective a pu voir le jour. Affectée durant sa période bernoise par les conséquences de la pandémie et fermée à peine inaugurée à la mi-mars, la manifestation a heureusement pu être prolongée jusqu’à début novembre.

Pratique artistique à base de matériaux locaux

Conditions exceptionnelles donc, pour un artiste d’exception. À 76 ans, El Anatsui a une longue carrière derrière lui commencée à l’ère coloniale du Ghana à l’université d’art de Kumasi, où il apprend les rudiments de la sculpture selon les canons européens. Il poursuit sa formation, tant artistique qu’intellectuelle au Nigéria, à l’université de Nsukka, creuset de poètes, artistes et penseurs de l’Afrique de l’Ouest, où il réside toujours aujourd’hui et occupe une chaire professorale. C’est donc au cœur des années 1960, années de libération de la tutelle coloniale, qu’il jette les bases de sa pratique artistique, se tournant vers des matériaux locaux – le bois et la céramique – et se nourrissant des traditions artisanales d’Afrique de l’Ouest, ce dont témoignent ses premières séries de pots cassés en terre cuite ou ses plateaux de bois zébrés de brûlures.

Ce sont les monumentales sculptures métalliques qu’il entreprend de créer au début des années 2000 qui deviennent sa marque de fabrique : découvrant des stocks entiers de capsules de bouteilles de liqueur mises au rebut, il décide de lisser puis d’assembler les collerettes et bouchons d’aluminium avec du fil de fer pour former des feuilles dont les couleurs et les motifs lui rappelaient des Kenté, traditionnels tissus africains composés de bandelettes multicolores. Avec le temps, El Anatsui affine sa technique d’assemblage, agrandit les formats (jusqu’à 5 mètres sur 10) et donne aux titres une portée symbolique ou poétique : The Beginning and the End [Le début et la fin], Gravity and Grace [Pesanteur et grâce, voir ill.]. Le plus souvent drapées aux murs, ses compositions s’étalent aussi horizontalement au sol, évoquant des éléments paysagers – colline ou jardin. Prouesses techniques et esthétiques, ces pièces jouent avec les paradoxes : leur apparence précieuse contraste avec la simplicité de leurs matériaux ; l’impression de légèreté qui s’en dégage fait oublier le métal lourd et grossier avec lequel elles ont été fabriquées. Pour la commissaire d’exposition de l’étape bernoise, Kathleen Bühler, « ces pièces proviennent de métal rigide mais retombent aussi voluptueusement qu’une pièce de tissu ; elles occupent de manière presque agressive l’espace, mais sont fines comme une feuille de papier ».

Si ces sculptures interrogent à leur manière sur l’utilisation démesurée des ressources naturelles par l’homme, l’artiste réfute cependant cette appellation de « recyclage » qui est souvent apposée à ses créations. En 2003, il expliquait ainsi : « Je crois que les artistes sont mieux à même de travailler avec ce que leur environnement leur offre. Je ne pense pas que je recycle ; je reconvertis. » El Anatsui préfère parler de « matériau avec de l’histoire » : ces capsules de rhum et de spiritueux qu’il utilise, provenant de distilleries locales nigérianes ou importées d’Europe, racontent en filigrane les liens commerciaux indéfectibles qui lient depuis des décennies l’Europe avec l’Afrique. Manipulées, touchées, utilisées par des hommes avant de devenir des fragments d’œuvres d’art, ces pièces métalliques sont aussi « chargées » en histoires individuelles. Et derrière la fabrication de ces drapés monumentaux, encore des mains : nécessitant, par pièce, cinq à six ans de travail laborieux de lissage, pliage et montage pour voir le jour, ils sont aujourd’hui le fruit d’un travail collectif, effectué par un atelier de quarante personnes que l’artiste emploie à Nsukka.

El Anatsui : Triomphant Scale,
jusqu’au 1er novembre, Musée des beaux-arts, Hodlerstrasse 8, 3011 Berne, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°548 du 19 juin 2020, avec le titre suivant : El Anatsui : « Des matériaux avec de l’histoire »

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