Le Musée Bourdelle, à Paris, laisse carte blanche à onze artistes dans En mai, fais ce qu’il te plaît !
PARIS - Sous un titre qui n’est pas a priori des plus engageants, le Musée Bourdelle cache une exposition prenante, qui réunit pourtant bien des difficultés sur le papier. Le contemporain dans le patrimonial est trop souvent une fausse idée, et la liste de onze artistes paraît relever du défi quant à leur cohabitation. Mais c’est tout au contraire une exposition fine et attachante qui se présente là, collective mais construite sur un principe qui n’a rien ni de thématique ni de formel, et qui pourtant fait fortement sens. Le lien au fond est contextuel, mais sur un mode commun à tous et en même temps différent pour chacun dans la relation à leur hôte et à ses œuvres. Avec sa dernière exposition programmée dans le contexte de ce musée monographique, Juliette Laffon, la maîtresse des lieux bientôt retraitée, a définitivement rodé le principe d’invitations faites à des contemporains. Neuf depuis 2004 s’y sont frottés, de Fabro à Vermeiren, de Varini à Séchas, inscrivant dans les différents espaces des œuvres souvent conçues pour l’occasion.
Le principe est qu’au-delà du choix initial, Juliette Laffon laisse aux artistes la plus grande liberté, y compris pour ce qui concerne leur espace d’inscription dans les salles occupées par de nombreuses œuvres d’Antoine Bourdelle. Pari poussé jusqu’au risque de télescopage avec ces derniers invités. Pourtant les onze ont trouvé leur site, en rapport avec l’espace et la sculpture de l’auteur de la frise du théâtre des Champs-Élysées. C’est ce lien, pour chacun différent, qui court en sous-texte, par reprise, contrepoint, infiltration, dépassement, interprétation des œuvres de l’hôte, ou encore par l’attention à l’inscription dans l’architecture. Christian Boltanski a installé, sous les arcades du jardin, un ensemble d’une dizaine de chaises qui parlent quand on s’y assoit, adressant à leur occupant d’un moment une question menant à l’introspection, comme "Quels sont tes désirs ? Qu’as-tu fait de ton talent ?". Disons tout net que si l’idée est séduisante, elle n’occupe pas complètement le visiteur ni l’espace.
Étrange "insituabilité"
Le grand hall voit le poids des grandes pièces de Bourdelle soulagé de trois objets similaires de silhouette, drapés sur eux-mêmes, à l’aspect différent : blanc, recouvert de feuille d’or ou de palladium, à l’aspect métallique brillant, les volumes d’Orlan sont précieux, tactiles et séduisants. Pas de Bourdelle dans la salle voisine, mais un saisissant travail d’après Bourdelle d’un Jean-Luc Moulène inattendu. La réinterprétation modernisée mais en bronze d’une Vénus aux fruits, mais aussi un assemblage d’empreintes de quatre dos assemblés en un volume font un écho fin au sculpteur ; deux autres volumes énigmatiques et ambigus, de résine colorée, ouvrent un langage formel en contrepoint. Deux tableaux "peints" à l’encre de stylo Bic apportent à l’ensemble une désuétude assumée qui contribue, comme souvent chez Moulène, à une étrange "insituabilité" des pièces : quelque chose de sourd, tant des années 1930 que 1970, semble vibrer là, et encore dans la grande photographie de nu qui complète une salle intense.
Délicieux cauchemar
L’effet d’anachronisme se retrouve en partage dans la sculpture dynamique d’Élisabeth Ballet qui s’envole de la terrasse sur jardin, dans la grande vidéo picturale de Tania Mouraud qui d’un paysage de ferraille en cours de recyclage tire une poétique du travail de la matière, et encore dans la très belle pièce d’assemblage de volumes métalliques évidés de Richard Deacon : dans la partie moderne à double hauteur du fond du musée, cette structure d’une monumentalité légère entretient une relation saisissante avec le Grand guerrier sans jambe de Bourdelle. Kees Visser joue aussi de la double hauteur avec deux grands panneaux monochromes qui se tiennent debout, à distance du mur, sur des sortes de chevalets qui mettent ainsi la peinture dans l’espace.
Les pulsations lumineuses d’Ann Veronica Janssens fabriquent leur propre espace, en sollicitant énergiquement la perception du visiteur. L’ironie de Hans-Peter Feldmann convainc un peu moins, frisant un kitsch décalé, à l’opposé de l’économie de sculpture "pauvre" de Kounellis, avec sa séquence dispersée de socles métalliques bruts surmontés d’un gros ballot de toile noir, d’une sorte de gravité que l’économie "pauvre" soustrait en même temps qu’elle la montre. C’est en suivant le guide qu’on bouclera le parcours, pour rejoindre les ténèbres du sous-sol, au milieu des plâtres et autres sculptures remisées. L’éclairage au néon est filtré en violet, alors que des projecteurs trouent ce capharnaüm d’abattis bourdelliens. Saisissant immanquablement le visiteur, un choc violent ponctue l’atmosphère, entre sépulcre et kermesse, alors qu’au loin une résonance s’étire. On aura reconnu Claude Lévêque dans cette installation, qui fait de la déambulation dans les réserves du musée un moment de cauchemar délicieux. Le visiteur et le musée en sortent ranimés.
EN MAI, FAIS CE QU’IL TE PLAÎT !, jusqu’au 17 septembre, Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, 75015 Paris, tél. 01 49 54 73 73, tlj sauf lundi 10h-18h
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Dialogues bourdelliens
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Abonnez-vous dès 1 €Commissaire : Juliette Laffon, directrice du Musée Bourdelle
Nombre d’artistes : 11
Nombre d’œuvres : 11
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°327 du 11 juin 2010, avec le titre suivant : Dialogues bourdelliens