L’année France-Russie prolonge les célébrations du centenaire de la première saison des Ballets russes à Paris. L’occasion pour la bibliothèque-musée de l’Opéra et le Centre national du costume de scène de Moulins de ressusciter cette flamboyante épopée.
À ceux que Le Lac des cygnes et les ballerines en tutu et chaussons roses laissent froids, ce conseil avisé : ne passez pas à côté de la magnifique exposition présentée par Mathias Auclair et Pierre Vidal à la bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris. Car loin de s’adresser aux seuls aficionados de la danse classique, ces deux historiens nous content à travers cent vingt pièces cette aventure artistique, politique et humaine que fut la création des Ballets russes à Paris et la révolution esthétique qu’elle engendra. De la musique à la chorégraphie en passant par les décors, les costumes et les affiches, c’est un « art total » qui allait prendre forme sous la baguette d’un homme d’exception : Serge Diaghilev, « mécène sans argent », comme il aimait se qualifier lui-même…
Évitant le piège de l’hagiographie, l’exposition parisienne lève cependant le voile sur les coulisses de cette monumentale entreprise de séduction orchestrée par cet imprésario hors pair qui conjuguait le flair artistique, le pragmatisme des affaires et un sens inné de la publicité. Exécuté de la main même de Jean Cocteau en 1954, un portrait de Diaghilev illustre bien la fascination qu’exerçait ce diable d’homme vingt-cinq ans après sa mort. Doté vraisemblablement d’un ego surdimensionné, ce provocateur savait aussi se montrer un vrai esthète pourvu d’une érudition vertigineuse, s’entourant de tout ce que sa ville de Saint-Pétersbourg comptait de penseurs et d’artistes les plus brillants.
Promouvoir la peinture et l’art moderne, telle était la mission que s’assignait ainsi ce petit groupe qui diffusait ses idées dans une revue d’avant-garde baptisée sobrement Le Monde de l’art (« Mir iskousstva » en russe). C’est précisément de ce bouillonnement intellectuel et artistique qu’allaient naître les Ballets russes, véritable laboratoire artistique, transcendant les frontières habituelles entre les arts de la scène, la peinture, la photographie et la haute couture.
Pour les ballets, des décors et des costumes éblouissants
Certes, Diaghilev va vite se sentir à l’étroit au royaume des tsars. Évincé du poste privilégié qu’il occupe au sein des Théâtres impériaux en raison de son homosexualité, il s’exile en France, non sans emporter dans ses bagages l’extraordinaire répertoire de son pays natal. On connaît la suite… Né d’un métissage culturel sans précédent (mêlant folklore russe, orientalisme de pacotille, Antiquité de fantaisie…), un langage total va alors se faire jour sous les cieux parisiens. En chef d’orchestre avisé, Diaghilev s’entoure du gratin des peintres et des décorateurs : Alexandre Benois tout d’abord puis bientôt l’incontournable Léon Bakst, qui va jouer un rôle essentiel dans les choix artistiques de la compagnie de 1910 à 1914.
Grand collectionneur d’art asiatique, fervent lecteur des récits de voyages parus dans L’Illustration, cet artiste de génie signe d’éblouissantes maquettes de décors et de costumes dont le souffle et l’énergie laissent pantois. Et qu’importent les invraisemblances ! Le décor de Shéhérazade s’inspire manifestement d’une gravure du palais de Téhéran, tandis que celui du Dieu bleu (allusion à Krishna, le dieu indien joueur de flûte aux chairs d’azur) reprend des éléments d’une photographie d’un temple d’Angkor. Quant à une créature aussi russe de prime abord que L’Oiseau de feu, c’est en fait une subtile combinaison du célèbre volatile appartenant au folklore slave (le zsar ptitsa) et du Garuda cher au monde hindou (la monture du dieu Vishnu aux ailes d’or et aux pierres précieuses) !
Une inspiration puisée au Louvre, dans le cubisme… bref, dans l’art
Mais s’il est un ballet qui va éblouir et déconcerter tout à la fois le public parisien par son audace et sa révolution formelle, c’est bien L’Après-Midi d’un faune incarné, au sens étymologique du terme, par Vaslav Nijinski. Fascinés par l’Antiquité, le décorateur et le danseur iront jusqu’à étudier au Louvre les différents mouvements chorégraphiques dépeints sur les vases grecs, même si ce sont surtout les puissants bas-reliefs de Ninive et de Khorsabad qui les hypnotisent… Née de cette rencontre « assyrienne », la créature insouciante et alerte prévue initialement pour le ballet se métamorphosera alors en faune grave et mélancolique à la gestuelle quasi « immatérielle ».
Combien lui seront opposés les mouvements frénétiques et saccadés de ces vierges païennes aux longues nattes brunes qui feront tant scandale lors de la première du Sacre du printemps, en 1913 ! Sur fond de nationalisme exacerbé (n’oublions pas que la Première Guerre mondiale couve de façon souterraine), les Ballets russes jettent un pavé dans la mare de la bienséance et inventent, ni plus ni moins, la danse moderne...
Sentant peut-être le vent des avant-gardes tourner, Serge Diaghilev en profite pour évincer peu à peu Bakst du devant de la scène. Après les futuristes Michel Larionov et Natalia Gontcharova (qui s’inspirent de l’extraordinaire vitalité de l’art populaire), les Ballets russes font désormais appel aux artistes de renommée internationale. Joué en 1917, Parade de Picasso abolit définitivement toutes les frontières. Fortement influencés par le cubisme (et donc par l’art nègre !), costumes, décors, musique et danseurs deviennent des éléments au service d’un seul langage. La scène elle-même est un organisme vivant, un espace architectural dans lequel toute hiérarchie entre la forme et le fond a disparu…
« J’ai vu peu de génies à travers le monde, et Nijinski était l’un d’eux. Il exerçait sur le public un effet quasi hypnotique, il avait l’apparence d’un dieu, son air sombre ouvrait des aperçus sur des ambiances d’autres mondes ; chacun de ses mouvements était de la poésie, chaque bond un envol vers quelque étrange fantaisie », écrira Charlie Chaplin lorsqu’il verra danser l’étoile russe à Los Angeles, en 1917. La figure du « spectre de la rose » (un rôle qu’il incarna en 1911 dans un ballet inspiré d’un poème de Théophile Gautier) plane encore dans tous les esprits lorsque l’on évoque la folle épopée des Ballets russes.
Une « sauvagerie » à déchaîner les passions !
Pommettes saillantes, corps râblé, le danseur slave exerça sur ses contemporains (de Claudel à Cocteau) une fascination sans égale, et révolutionna littéralement l’art de la danse en y insufflant une agilité acrobatique, une énergie et un souffle sans précédent. Né à Kiev en 1890, le jeune homme entre dès 1900 dans la prestigieuse école impériale du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Huit ans plus tard, sa route croise celle de Diaghilev qui l’engage immédiatement pour la première saison des Ballets russes. En l’espace de cinq ans, Nijinski va devenir la plus grande figure de la danse masculine du début du XXe siècle.
Bousculant tous les codes, il signe sa première chorégraphie en 1912 : sur une musique de Claude Debussy et dans des décors de Léon Bakst, L’Après-Midi d’un faune se révèle d’une inventivité et d’une « sauvagerie » aptes à déchaîner toutes les passions ! Une tournée en Amérique du Sud et un mariage avec une danseuse hongroise rompront néanmoins les liens passionnels et orageux qui liaient le danseur à son imprésario.
En 1914, Nijinski crée à Londres sa propre compagnie, qui ne connaîtra hélas qu’un bref succès. Atteint de schizophrénie, le danseur s’enferme alors peu à peu dans la solitude, consignant dans son Journal ses souvenirs et ses angoisses, couchant sur le papier des dessins hallucinés aux formes circulaires, dont l’exposition parisienne dévoile quelques rares exemplaires…
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Diaghilev et ses ballets : l’épopée russe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°621 du 1 février 2010, avec le titre suivant : Diaghilev et ses ballets : l’épopée russe