La dernière Nuit blanche parisienne fut symptomatique de cet engouement des municipalités pour les jeux de lumières artistiques qui ponctuent désormais chaque grand événement culturel.
D’ailleurs, la fête des Lumières, manifestation lyonnaise qui se déroule chaque année début décembre, a placé son édition 2003 sous l’égide de l’interactivité, histoire de se faire encore mieux voir du public. Ce phénomène s’explique aisément : la fréquentation de telles installations, pérennes ou non, est populaire car gratuite, spectaculaire, séduisante et donne l’illusion de réconcilier le grand public avec les sphères les plus élitistes de la création contemporaine. Sauf que bien malin celui qui pourra déceler avec certitude le fait d’art de l’éclairage d’ingénieur, tant les champs tendent à se confondre sous la pression d’une telle demande. Bien sûr, la discipline a ses spécialistes, des sculpteurs de lumière comme Yann Kersalé ou Olivier Agid dont le statut n’est pas toujours aisé à définir en France.
Ils cherchent à développer les perceptions poétiques, abhorrent le décoratif, la surcharge et la norme. D’autres sont des artistes confirmés dont le matériau de prédilection est la lumière et l’expérience de la perception, qui se mettent petit à petit à l’éclairage urbain de bâtiments gardant à l’esprit qu’un tel exercice implique une lumière active pour contrecarrer le statisme d’une construction. On compte parmi eux James Turrell dont les travaux sur le pont du Gard en 2000 et dernièrement sur le nouveau bâtiment de la Caisse des dépôts et consignations, quai d’Austerlitz à Paris, n’ont pas vraiment convaincu. Jolie, décorative, l’expérience perceptive annoncée n’était pas visible, un comble !
La démonstration tournant à une succession de couleurs.Trop subtil ou pas assez abouti c’est selon, l’éclairage d’artiste est souvent plus difficile à percevoir que celui des scénographes de la lumière qui, à grand renfort de bandes sonores et de moyens techniques, inondent les places des villes, les recouvrent d’un patchwork de lumière colorée, camouflent la ville et la nuit plus qu’ils n’en jouent. Les spectacles son et lumière créés par le couple Hélène Richard et Jean-Michel Quesne, sous le patronyme de Skertzo, sont à ce titre symptomatique. Depuis deux ans à chaque fête des Lumières lyonnaise, ils font déferler des tonnes de lux sur la tête des oiseaux de nuit de la place des Terreaux, charmés par le principe de s’en mettre « plein les yeux ». Rien à voir ou si peu avec les expériences perceptuelles, la mise en valeur de la nuit que s’emploient à réaliser des artistes comme Keiichi Tahara, grand habitué de la lumière, précédemment invité à la bourse du commerce pendant la Nuit blanche 2003 et présent à Lille, à la porte de Roubaix avec un Portail de lumière rose. On peut aussi mentionner Daniel Buren, artiste comme on le sait, mais aussi abonné aux bandes lumineuses. Après avoir signé une intervention à Turin dans le cadre de la manifestation pérenne « Lumière d’artistes », la star française file aussi à Lille, sur l’îlot Comtesse, pour y déployer un cerceau lumineux, strié de blanc et rouge, animé par un clignotement régulier qui lui assure une mobilité visuelle. Sarkis, en spécialiste, est aussi réquisitionné par la capitale européenne de la culture 2004 pour créer une nuit verte, tout comme François Morellet et ses néons. Mais le plus grandiloquent est sans aucun doute la coloration de la gare en rose par l’éclairagiste Hervé Descottes, le plus spectaculaire, certainement celui que plébiscitera le public, tout comme l’agitation lumineuse de la tour Lilleurope conçue par l’artiste allemand Kurt Hentschläger.
La lumière d’intérêt général serait-elle en train de dissoudre l’expérience sensible que déclenchent les artistes ? C’est un risque, à force de jouer l’acte citoyen, de tout mélanger, de tout niveler, on risque de ne plus s’y retrouver entre l’art et la technique. Le plus dans tout cela ? Le service lumineux pur en a pris de la graine. Certains crieront au pillage, mais c’est un fait, les agglomérations urbaines s’embellissent, choisissent de mieux en mieux leur éclairage, se voient proposer des solutions plus « artistiques », plus réfléchies aussi. Il ne s’agit pas d’éclairer la ville autant qu’une centrale nucléaire mais de préserver les mystères de la nuit, la découpe des bâtiments sans les aveugler. Le revers de la médaille ? Que des artistes confirmés tombent dans le panneau du service, laissant la séduction supplanter la raison de leur intervention. Aujourd’hui, plus d’une cinquantaine de villes du monde, de Ouagadougou à Glasgow, de Bordeaux à Turin, en passant par Lyon et Montréal se sont fédérées avec Luci, Lighting Urban Community International Association, le réseau international des villes de lumière. Elle organise des commissions de stratégies urbaines, d’environnement et d’économie, de culture et de prospective technologique par le prisme de l’éclairage et regroupe toutes les compétences, parce que désormais la lumière est un enjeu érigé comme vital pour relire la ville et fédérer sa population. Les cités rivalisent d’idées lumineuses, de projets conséquents (parcours de 80 kilomètres à Saint-Étienne, cent quatre-vingt-douze sites retenus à Turin), du serpent lumineux à la mise en valeur du patrimoine, tout y passe. La lumière comme facteur de cohésion sociale, serait-ce là le nouvel enjeu ? En tout cas, elle rassure, veilleuse du monde.
www.lille2004.org, tout au long de l’année des événements www.luciassociation.org Penser la ville par la lumière, sous la dir. d’Ariella Masboungi, éditions de La Villette, Paris, 2003, 14 euros.
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Débauche de lux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Débauche de lux