L’événement du Grand Palais s’attarde sur quatre des figures emblématiques qui incarnèrent l’extraordinaire effervescence artistique de Vienne à la charnière du siècle. Klimt et Moser, Kokoschka et Schiele, deux générations d’artistes, quatre symptômes brillants et contrastés d’une époque dont l’apogée culturel coïncide avec l’effondrement annoncé de l’Empire austro-hongrois.
Le critique Hanz Tietze, ébranlé par les portraits brutaux de Kokoschka exposés au Hagenbund en 1911, concluait : « Essayez de ne pas voir […] la terrible accusation adressée à Dieu et au monde que vous recevez en plein visage ! » Deux ans plus tôt, lors de la Kunstschau de 1909 le peintre exécutait une affiche devenue emblématique, annonçant la représentation de sa propre pièce de théâtre. Il y évoque un homme à la chair rouge, gisant entre les bras d’une femme sèchement figurée, blafarde, couleur de la mort. Le drame et l’affiche firent évidemment scandale. L’exacerbation des forces destructrices mises en jeu, le dynamisme exalté des formes établissent le langage assumé par l’expressionnisme naissant.
Kokoschka (ill. 9, 10) le premier répond à l’art stylisé du seuil du siècle par un enfoncement douloureux dans les méandres d’une âme humaine mise à nu. Ses corps (ill. 14) et paysages que rien ne console, expriment une chair souffrante aux prises avec les pulsions de l’homme en général et de l’artiste en particulier. Ils le font sans grâce ni effet décoratif aucun, avec une énergie dont il puise bien davantage l’élan dans la peinture de Goya et les arts primitifs que dans l’esthétisme de ses contemporains.
Egon Schiele : une sexualité agressive
Son cadet de quatre ans, Egon Schiele (ill. 11, 12) adopte une même distanciation à l’égard du décoratif pour se concentrer sur l’aspect psychologique de l’individu. Les premiers dessins de Schiele trahissent encore les inflexions ornementales de Klimt et lui empruntent le procédé récurrent du décentrage de la figure. Mais la ligne élémentaire et fébrile s’impose dès les années 1910. Schiele libère d’un trait qui jamais ne se reprend, des corps osseux, précis, à l’incarnation aride. L’introspection se fait douloureuse, parfois menaçante, et passe presque toujours par une sexualité agressive : visages d’enfants déjà vieillis, longs doigts d’insectes, autoportraits nus et convulsifs, figures féminines provocantes, c’est encore du secret de l’âme humaine et du destin de l’artiste dont il s’agit, même si les deux dernières années, la ligne de Schiele semble prendre des manières plus picturales : le trait devient fluide, pacifié, à l’image du portrait de sa jeune femme Edith réalisé en 1915.
La Sécession viennoise : un art au-dessus de l’histoire
Ce que la nouvelle génération rejette alors au seuil des années 1910 – et avec elle Schiele et Kokoschka – c’est l’art comme style. Ce qu’elle pointe, c’est l’agonie de l’esthétisme viennois, qui aura pris des chemins et des formes aussi ambigus que contradictoires. Lorsqu’en 1897, Klimt, Kolo Moser, Josef Hoffmann et quelques autres fondent la Sécession, c’est à l’éclectisme dominant en art et en architecture que le groupe dissident s’attaque. Il ne s’agit pas tant de faire table rase du passé que de se donner les conditions d’un art autrichien, libéré des contraintes sociales, politiques et mercantiles. Un art moderne et authentique, capable de s’ouvrir enfin à son temps et de combler le retard de l’Autriche face à l’épanouissement de l’Art nouveau un peu partout en Europe. Ver Sacrum – Printemps sacré –, la tribune éditoriale du groupe, évoque encore ces mêmes aspirations de régénération.
Gustav Klimt : la vérité nue
Gustav Klimt (ill. 6) incarne à lui seul la première impulsion donnée à la Sécession, jusqu’à la rupture en 1905. Celle qui envisage les vertus salvatrices de l’art et emprunte pour ce faire la voie du symbole puis de la stylisation (ill. 18). Celle qui proscrit la maladie de l’inauthenticité diagnostiquée chez les aînés. Aux thèmes allégoriques et historiques de ses débuts, il oppose une mythologie énigmatique et élégante nimbée d’érotisme (ill. 15). Au moyen d’arabesques subtiles et téméraires, d’une interpénétration bientôt systématique du sujet central et d’un fond symbolique, le peintre établit les bases d’un vocabulaire raffiné qui connaîtra plusieurs moments. Mais de l’amour pur et du génie exaltés dans la frise allégorique et monumentale de Beethoven en 1902 (ill. 1), aux portraits féminins intemporels et hiératiques enserrés dans de riches cocons ornementaux des années 1910, en passant par le style d’or ardemment décoratif de la grande mosaïque murale du palais Stoclet (1905-1909) ou par les coloris crépusculaires nimbant les corps macabres de la Médecine (1900-1907), la peinture de Klimt ne cesse d’interroger elle aussi la psyché humaine (ill. 13), sa fragilité, et ses conflits. À la recherche d’une vérité intérieure instinctuelle et stylisée.
La grammaire géométrique de Koloman Moser
La revue Ver Sacrum témoigne elle aussi des ambitions synthétiques du mouvement. Texte et image se répondent, se dissolvent en un seul élément. Kolo Moser (ill. 7, 8) en est sans doute le collaborateur le plus brillant. Ses expériences typographiques (ill. 23), traçant à l’orée du siècle des mouvements en aplats curvilignes et motifs floraux font très vite place à des structures abstraites bidimensionnelles, et décline des canevas géométriques simplifiés avec une prédilection appuyée pour le motif du carré. Une telle stylisation géométrique trouve chez ce touche-à-tout inspiré des champs d’application aussi bien dans la mode – il dessine d’audacieuses robes de grossesse pour Alma Mahler – que dans le graphisme, le design (ill. 25), ou même les techniques d’exposition. Et lorsqu’il quitte la Sécession en 1905, en même temps que Klimt, refusant les excès ornementaux du groupe, Moser a déjà fondé la Wiener Werkstätte avec Josef Hoffmann et l’industriel Fritz Wärndorfer.
« Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka. Vienne 1900 » est une exposition conçue par le musée d’Orsay, sous la direction de Serge Lemoine, mais qui se déroule au Grand Palais. Elle a lieu du 5 octobre au 23 janvier 2006, tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h. Tarifs sans réservation : 10 et 8 euros ; avec réservation : 11,30 et 9,30 euros. PARIS, Galeries nationales du Grand Palais, 3 avenue du Général Eisenhower, VIIIe, tél. 01 44 13 17 17.
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De Klimt et Moser à Schiele et Kokoschka
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°573 du 1 octobre 2005, avec le titre suivant : De Klimt et Moser à Schiele et Kokoschka