Art non occidental

À d’autres !

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2006 - 1007 mots

La première exposition temporaire du Musée du quai Branly, à Paris, aborde la question de la réception occidentale de « l’autre », de 1500 à aujourd’hui. Une vision unilatérale qui dérange.

Avec cette première grande exposition temporaire, le Musée du quai Branly, à Paris, poursuit son invention en tentant de tenir tête à ses contradictions structurelles et aux ambiguïtés des histoires qui le constituent – l’histoire des hommes et l’histoire du musée. Le premier mérite de « D’un regard l’autre » est certainement de tenter de poser une problématique essentielle avec les moyens mêmes du musée, sa grammaire – celle de l’exposition et de son ambition démonstrative et édifiante (le président de la République, lors de l’inauguration, a invoqué la « grande portée culturelle, politique et morale » de l’institution) –  et son vocabulaire – soit l’ensemble des objets, œuvres et documents de nature, de fonction et d’origine dispersées et disparates qui constituent les collections, mais aussi les nombreux numéros empruntés pour l’occasion. Mais, l’assignation de l’idée ou de l’image de l’autre ne doit pas faire illusion : c’est bien de « nous » dont il est question dans l’exposition, d’une histoire du goût et de la formation des trésors européens, de la manière dont notre imaginaire a fabriqué et fabrique son autre, et surtout se fabrique avec l’autre comme l’un de ses instruments. L’altérité est ainsi réduite à l’argument d’une égologie, selon le mot de Levinas, et le propos très essentiellement orienté vers notre histoire culturelle. Œuvres, objets et documents rapportés sont là non pour leurs qualités originaires mais comme support à ce récit culturel dont les héros sont les conquérants – parfois magnifiques sans doute – qui ont ouvert les voies de l’ère coloniale. L’aspect unilatéral du propos apparaît comme une occasion ratée, sinon comme un scandale. On est loin d’une Sally Price qui conclut son Arts primitifs ; regards civilisés (traduit récemment pour les éditions de l’École nationale des Beaux-Arts de Paris) en escomptant que bientôt « la séparation qualitative entre ce qui est “ nôtre ” et ce qui est “ leur ” dans l’art mondial va pouvoir se prêter à un sérieux examen. » Cet « autre » de foire universelle, même et encore quand il prend l’aspect de l’artiste sans nom du « primitivisme », n’est pas à la hauteur des enjeux « culturels, politiques et moraux » du temps. Il est tout de même rageant qu’au nom de l’art ou de la culture, nous nous trouvions de fait relégué sur un bord des plus conservateurs de l’ethnologie contemporaine.
Quant au parcours lui-même, il annonce la couleur d’entrée de jeu : l’esthétique du cabinet de curiosité, dramatisé par les éclairages, les espaces courbes, les supports, et la muséographie – variée et fleurie – recèlent des objets et des moments captivants. Il associe des instruments des voyageurs conquérants (objets de la géographie, prouesses d’orfèvre et merveilles exotiques et toutes sortes de butins, cueillettes, trophées et trésors) et des objets des « autres ». En se limitant aux conquêtes maritimes, l’exposition coupe court au monde de l’Orient comme à l’interpellation en miroir de Montesquieu puisque l’on ne peut en effet pas « être persan » dans la géographie qu’elle s’est choisie.

Une leçon d’histoire
L’exposition est découpée en cinq chapitres historiques (1500-1760, 1760-1800, 1800-1850, 1850-1920, 1900-2006) qui correspondent à des cycles du savoir européen du monde, à des « seuils » selon le mot d’Yves Le Fur, commissaire de l’exposition, directeur adjoint du musée et responsable des collections permanentes. C’est aussi une histoire de la représentation, au travers par exemple de la riche figure du sauvage, entre célébration et stigmatisation. L’itinéraire des objets dans les collections est attentivement relevé, des objets de science (globes et cartes, planches et sculptures anatomiques) comme des pièces de parure, des armes rapportées. L’image peinte ou dessinée côtoie le bijou dans le cabinet des merveilles. La bestialité de l’indigène nourrissant l’imaginaire et le pittoresque est cultivée parfois avec réussite. Les planches des naturalistes et les relevés des cartographes ont cette verve attachante des petits genres. Plâtre pâle, une Vénus de Milo surprend le visiteur, paradigme esthétique lui aussi importé, par l’entremise en effet d’un grand navigateur, Dumont d’Urville. Reste que la juxtaposition des œuvres d’artistes européens et non européens tend à niveler les spécificités et à mettre sur un pied d’égalité des petits maîtres d’inspiration coloniale et des pièces d’Afrique ou d’ailleurs. La section 4, intitulée « La science des peuples (1850-1920) », pointe timidement les paradoxes de l’après-esclavage, tels qu’ont pu les analyser une Françoise Vergès par exemple. Darwin et la phrénologie, les théories racistes et les réalités ségrégatives mais aussi la culture des amateurs forment la toile de fond d’un XIXe siècle qui semble parfois ne pas finir… Socles, boîtes, morceaux de bravoure scénographique de la salle des armes laissent au visiteur la possibilité de déambuler parmi des objets plus ou moins connus (des collections particulières de nos primitivistes issues du Musée national d’art moderne), des curiosités et des œuvres de modernes, Man Ray et le paradoxal Emil Nolde en particulier. Finalement, l’ouverture historique se conjugue au futur antérieur, se fait au travers de la référence soutenue à l’exposition « Les magiciens de la terre », qui s’est tenue… il y a près de vingt ans (1989). Comme si la leçon de « Magiciens » restait encore à tirer, en France. Le vieux monde n’est pas encore derrière nous.

- Et : installation de Romuald Hazoumé dans le foyer du théâtre jusqu’au 13 novembre
- Lire aussi le point de vue de Roland Recht p. 32.

D’UN REGARD L’AUTRE. HISTOIRE DES REGARDS EUROPÉENS SUR L’AFRIQUE, L’AMÉRIQUE ET L’OCÉANIE

Jusqu’au 22 janvier 2007, Musée du quai Branly, 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www. quaibranly.fr, tlj sauf lundi 10h-18h30, jeudi 10h-21h30. Catalogue collectif sous la direction d’Yves Le Fur, D’un regard l’Autre, coédition Musée du quai Branly/RMN et Actes Sud, 352 p., 420 ill., 49 € ISBN 2-915133-32-8. Autres publications : Album D’un regard l’Autre, photographies XIXe, 192 p., et Carnet de l’exposition, 32 p.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°244 du 6 octobre 2006, avec le titre suivant : À d’autres !

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