Le Musée de Cluny comble les lacunes de l’histoire de l’art en s’intéressant au renouveau artistique sous le règne de Charles VII. Une exposition sur un thème précis, servie par une belle scénographie.
Paris. Trop fragile, le gisant d’Agnès Sorel est finalement resté dans l’église Saint-Ours de Loches. Ce grand chef-d’œuvre de la sculpture du XVe siècle était attendu au cœur du parcours proposé par le Musée de Cluny. Qu’importe, « deux grands rêves » des commissaires de l’exposition sobrement intitulé « Les arts en France sous Charles VII » ont tout de même été exaucés : réunir les trois panneaux du triptyque d’André d’Ypres (venus du Musée Fabre, du Louvre et du J. Paul Getty Museum), et mettre côte à côte le portrait du souverain par Jean Fouquet [voir ill.] avec le grand dais royal, qui se trouvait tendu derrière son siège (tous deux venus du Louvre). Le gisant de la « Belle Agnès » aurait certes pu être l’élément le plus frappant de ce parcours présenté par Mathieu Deldicque – commissaire et directeur du Musée Condé – comme une « exposition-thèse ». Il ne manque toutefois pas d’arguments pour convaincre le visiteur de l’impulsion déterminante du règne de Charles VII dans le développement des arts.
Le long règne du souverain Valois (1422-1461) reste un point aveugle de l’histoire de l’art, que l’on résume par la figure de Jean Fouquet, et surtout par ce qu’il peut se passer en dehors du royaume de France : l’émergence d’une grande peinture sur bois dans les Pays-Bas bourguignons, qui rayonne dans toute l’Europe, et d’un art résolument nouveau en Italie. C’est en 1425 que Masaccio peint sa Trinité de l’église Santa Maria Novella, en 1436 que Leon Battista Alberti écrit son De Pictura. Entre ces deux géants, le royaume des Valois se remet d’un conflit avec l’Angleterre doublé d’une guerre civile. Le roi lui-même n’est pas un grand mécène des arts : le contexte n’est pas favorable à une révolution artistique. Le propos de l’exposition est justement de présenter une histoire de l’art progressive – et non de grandes ruptures – dont le règne de Charles VII est un ferment important.
Cet argument clair est décliné en trois temps : un premier traite du contexte d’occupation (par l’Angleterre et le duché de Bourgogne) et de reconquête, dans lequel une aristocratie gravitant autour de Charles VII soutient la production artistique. Dans une seconde séquence, les divers foyers artistiques du royaume sont présentés, et une troisième démontre l’infusion des innovations flamandes et italiennes en France dès la première moitié du XVe siècle. Un propos historique, géographique, puis artistique, dans lequel aucun sens de visite n’est imposé. La très belle perspective d’ouverture, avec ces cimaises en épi présentant de larges tapisseries, invite le visiteur dans un sens, mais les ouvertures ménagées, ouvrant souvent la vue sur des sculptures, le mène à tourner dans cette exposition plutôt qu’à en suivre le parcours fléché.
Avec ses grandes cimaises blanches ajourées, la scénographie utilise le frigidarium des anciens thermes romains de Lutèce, un lieu d’exposition temporaire à la forte personnalité. La visibilité sur les voûtes en briques ne perturbe pas le déroulement du parcours, qui tire parti de ces volumes particuliers. Ainsi le bassin et ses vestiges archéologiques ont été recouverts pour créer une sorte de chœur, dans lequel sont déclinés en trois ou quatre œuvres les divers foyers de production artistique (le Lyonnais, la Normandie, la Champagne…). Organisée autour du gisant d’Anne de Bourgogne, cette évocation architecturale dans un lieu aussi marqué est également réussie grâce à la présentation de vitraux quasi in situ. Profitant de la restauration de la grande rosace de la cathédrale d’Angers, l’exposition peut en présenter deux branches à hauteur d’œil, frappées par la lumière naturelle du frigidarium : une expérience rare dans la présentation du vitrail en musée.
Le plaisir de visite vient aussi du large panel d’œuvres présentées, qui vont des plus monumentales, comme la rosace angevine, ou le grand dais royal, aux miniatures des manuscrits. Profitant d’un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (BNF) – dont le conservateur des manuscrits anciens, Maxence Hermant, est co-commissaire –, l’exposition décline une belle diversité de styles et de typologies d’enluminures, faisant écho à l’exposition en cours sur le site richelieu de la BNF. Symbole du travail scientifique en cours, le corpus statuaire sélectionné avec le département des sculptures du Louvre tente une première définition d’un style propre au règne de Charles VII dans la sculpture.
La troisième partie réserve quelques grands chefs-d’œuvre peints venus des foyers parisiens et provençaux, deux régions particulièrement poreuses aux innovations flamandes et italiennes. Cette introduction de l’Ars nova dans le royaume de France est manifeste dans le triptyque d’André d’Ypres, dont le panneau de gauche acquis par le Louvre, présente une scène nocturne en clair-obscur très moderne. La transition entre gothique international et manière moderne se lit également dans une Pietà provençale du Musée de Cluny, et dans la très belle Annonciation d’Aix de Barthélemy d’Eyck qui contient déjà beaucoup de traits de la Renaissance italienne.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°630 du 29 mars 2024, avec le titre suivant : Cluny redore le blason de Charles VII