Caractère timide et solitaire, le couturier a attendu l’âge de 40 ans pour connaître un destin hors du commun et endosser l’habit d’un créateur visionnaire fortement ancré dans la tradition. Un destin en partie dicté par ses liens avec l’art et les artistes.
Christian Dior naît en 1905 à Granville, petite ville de Normandie, dans une famille d’industriels. Lorsqu’il a 5 ans, ses parents emménagent à Paris. Bien qu’attaché à sa maison, à son jardin, il se réjouit d’échapper à un milieu bourgeois pour « courir aux quatre coins du nouveau Paris inventif, cosmopolite, intelligent, prodigue de nouveautés vraiment neuves », écrit-il dans ses mémoires en 1956. La capitale en pleine effervescence le délivre enfin de l’isolement dans lequel il était plongé et l’affranchit d’une éducation austère. Il se voit aux Beaux-Arts et se rêve architecte, avant que le veto de ses parents brise ses aspirations artistiques.
Dans le bouillonnement créatif des avant-gardes
Dior s’inscrit alors à Sciences-Po tout en continuant en catimini à mener sa vie de bohème. Il fréquente assidûment Le Bœuf sur le toit, un bar mythique, épicentre du Paris des années folles, où il voit défiler comme au spectacle Cocteau, Picasso, Satie, Poulenc, Breton, Léger, Derain, bref toute l’avant-garde des arts et des lettres de cette époque. C’est de là que partira le renouveau de la création artistique.
Dans le milieu intellectuel parisien, il se tisse un réseau d’amis auquel il restera fidèle toute sa vie, à l’instar du groupe londonien de Bloomsbury [lire L’œil n° 619]. Il court les galeries de la rue La Boétie puis celles de la rive gauche, particulièrement la galerie Jeanne Bucher, prêtresse des créateurs de l’art moderne. Il fréquente le Vieux-Colombier et l’Atelier de la butte Montmartre où il découvre Georges Pitoëff, Louis Jouvet, Charles Dullin.
Ses goûts le poussent aussi vers la musique : Francis Poulenc, Erik Satie, Georges Auric et surtout Henri Sauguet font partie de son entourage. Il apprécie les films expressionnistes allemands et Louise Brooks, le « spectacle total » des Ballets russes et les Ballets suédois, tellement avant-garde. Il participe à toutes les manifestations de « l’Art nouveau ». Un événement marque sa jeunesse, l’exposition des Arts décoratifs de 1925, à la fois éblouissante et captivante, un vrai laboratoire. Tout ce que cet art produit de plus beau s’y trouve rassemblé : les fontaines Lalique, les meubles Ruhlmann, le pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier...
Une certaine méfiance envers la nouveauté en peinture
De 1928 à 1934, Christian Dior s’associe à deux amis galeristes d’art contemporain. Ces six années consacrées à l’art du XXe siècle joueront un rôle primordial dans sa maturation de créateur. Mais il adopte toutefois une attitude ambiguë face aux avant-gardes promises, selon lui, à des succès trop faciles. Il entend se préserver du « terrorisme » des modes sans pour autant revenir à l’académisme. Ces marchands en herbe se veulent découvreurs de talents et choisissent de représenter des artistes inconnus du public : « Notre ambition est d’exposer autour des maîtres que nous admirons : Picasso, Braque, Matisse, Dufy, Léger, Utrillo, des jeunes artistes que nous estimons déjà beaucoup : Balthus, Dalí, Calder, Giacometti, Bérard. » Leur programmation est éclectique, le goût de Dior allant davantage vers le néo-humanisme, courant d’artistes « restaurateurs » de l’art ancien.
En 1929, le krach de Wall Street ruine la famille Dior. Les partenaires financiers de Christian Dior sont obligés de fermer les galeries. C’est la fin de son aventure artistique et le début d’une période noire. Pour survivre dans un contexte terrible de crise économique, il commence à vendre des croquis de mode à certaines maisons de couture parisiennes. Séduit par son talent, le couturier Robert Piguet l’engage en 1938, avant qu’il entre chez Lucien Lelong en 1941. C’est donc par le dessin que Dior vient à la couture.
Un créateur qui se revendique « réactionnaire »
Cinq ans plus tard, sa route croise celle du magnat du textile Marcel Boussac qui accepte de financer sa propre maison de couture. En 1947, sa première collection « New Look » crée un choc, une révolution esthétique dans l’histoire de la mode. Et en haute couture comme en peinture, Dior entretient le paradoxe. En voulant rétablir la tradition de la haute couture française, il se revendique « créateur réactionnaire ». Un vêtement doit permettre l’audace dans la tradition, dit-il. Cecil Beaton l’a bien compris qui oppose Dior, « le Watteau des couturiers, plein de nuances, délicat, chic, et Balenciaga, le Picasso de la mode ».
À l’évidence, Dior voit la mode comme une véritable forme d’expression artistique. Une robe, telle qu’il la conçoit, est une architecture éphémère : « Ce n’est pas un vain mot de parler de l’architecture d’une robe. Le secret de la couture dépend de la première loi architecturale, celle de l’obéissance à l’apesanteur. » Son approche n’oublie pas non plus la sculpture : la première phase de l’exécution d’une robe consiste en un moulage en toile de la forme du corps. Fidèle à sa passion et à ses amis artistes, il ponctue son œuvre de références à l’art : les ballets de Diaghilev l’inspirent au point, dit-il, qu’ils « composeront jusqu’à [son] dernier jour le fond sérieux de [sa] vie ».
Sensible comme les impressionnistes aux effets de la nature, il dessine des robes qui évoquent les champs de fleurs chers à Renoir et à Van Gogh. Dans sa collection de 1949, il baptise une création du nom du génie espagnol Picasso. Les modèles Christian Dior, dont le fameux tailleur « Bar », furent immortalisés par son ami l’illustrateur Christian Bérard, tandis que René Gruau signa les images inoubliables du New Look. Le couturier meurt prématurément en 1957, en pleine gloire. Un jeune chef d’atelier du nom d’Yves Saint Laurent prend la relève. Un second destin qui, après celui de Christian Dior, sera étroitement mêlé aux arts...
Des catalogues ont été édités à l’occasion des deux importantes expositions consacrées cette année à Christian Dior. La première, intitulée « Inspiration Dior », a eu lieu au Musée Pouchkine de Moscou ; la deuxième, au titre évocateur, « Le bal des artistes », se déroule jusqu’au 25 septembre dans la villa-musée du couturier à Granville. Les deux ouvrages sont préfacés par Florence Müller, commissaire générale des deux expositions.
Inspiration Dior, collectif, La Martinière, 322 p., 65 €
Le somptueux catalogue de l’événement moscovite reprend l’objet de l’exposition qui confronte et met en scène l’art et la mode en faisant revivre l’esthète Christian Dior. En balayant l’histoire de l’art, il décline ensuite les œuvres et thèmes qui ont inspiré le couturier et ses successeurs pendant soixante ans, des tableaux de Modigliani aux dessins de René Gruau, en passant par les estampes d’Hokusai.
Dior, le bal des artistes, collectif, ArtLys, 111 p., 25 €
Le non moins intéressant catalogue de l’exposition normande retrace un parcours plus intimiste qui répond à deux ambitions : présenter des aspects remarquables de la vie de Christian Dior, homme de culture, passionné de jardins, de fêtes et de bals costumés, et réunir au cœur de sa maison d’enfance les artistes qui l’inspirèrent et avec lesquels il noua une profonde amitié.
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Christian Dior : « le Watteau des couturiers »
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Abonnez-vous dès 1 €1905 Naissance à Granville (50).
1920-1925 Rencontre Max Jacob et Cocteau.
1927 Ouverture de sa galerie d’art.
1938 Il réalise trois collections pour Robert Piguet.
1940 Démobilisé de l’armée, il rejoint sa sœur dans le sud de la France.
1947 Premier défilé en collaboration avec Pierre Cardin.
1957 Décède d’une crise cardiaque en Italie.
Autour de l’exposition
Infos pratiques. « Dior, le bal des artistes » jusqu’au 25 septembre. Musée Christian Dior, Granville (50). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h 30 du 14 mai au 25 septembre. Tarifs : 6 et 4€. www.musee-dior-granville.com.
Le musée. « Mon style doit presque tout à l’architecture de ma maison d’enfance », écrivait Dior dans ses mémoires. Il était donc inévitable que cette maison, achetée en 1905 par ses parents et acquise en 1932 par la commune de Granville, devienne en 1997 le Musée Christian Dior. Ce lieu, unique musée en France consacré à un couturier, est doté d’une collection de peintures de mode, de photographies, de parfums, ainsi que d’une collection de plus de 220 modèles haute couture signés Marc Bohan, John Galliano, Yves Saint Laurent, Gianfranco Ferré et bien sûr du maître. De nombreux objets lui ayant appartenus sont également exposés.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°638 du 1 septembre 2011, avec le titre suivant : Christian Dior : « le Watteau des couturiers »