Au début du XXe siècle, un groupe d’amis, réunis autour de Virginia Woolf, entreprend de bousculer le conservatisme anglais. Célébré en Angleterre, le groupe de Bloomsbury est demeuré inconnu en France, jusqu’à cette exposition à Roubaix.
Ils adorent Diaghilev, ont des expériences homosexuelles, font des mariages libres, des enfants hors mariage, ils sont objecteurs de conscience, aiment le postimpressionnisme. Ils vivent dans l’Angleterre puritaine du début du XXe siècle. Ils forment une communauté excentrique, subversive, drôle, flamboyante, régie par ses propres règles, donc difficile à caractériser. Ce sont les membres du groupe de Bloomsbury.
Ce phénomène culturel unique, strictement anglais, sans aucun lien avec d’autres mouvements, a existé de 1905 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Par la contribution de ses membres, il a joué et joue encore un rôle important dans la mémoire collective, et bon nombre d’auteurs, d’universitaires, de sociologues se passionnent toujours autant pour son héritage.
Le groupe se composait principalement des romanciers Virginia Woolf, E.M. Forster, David Garnett et Mary Hutchinson, du biographe Lytton Strachey, de l’économiste John Maynard Keynes, des peintres Duncan Grant, Vanessa Bell, Roger Fry et Dora Carrington, du journaliste littéraire Desmond MacCarthy et de son épouse Molly, peintre, du critique d’art Clive Bell et du journaliste et écrivain politique Leonard Woolf. Leur vie fut remarquable.
Cette génération artistique et intellectuelle du début du XXe siècle étouffe dans la pesante conformité victorienne. Elle veut échapper au confinement de la société dans laquelle elle est née. Ce sont des esprits libres que leurs aspirations singulières distinguent du reste de la société britannique si conventionnelle. Tous les aspects de leur vie quotidienne témoignent de leurs idéaux perçus comme marginaux, mais qui peu à peu vont s’infiltrer dans les consciences pour devenir la norme.
Ils furent longtemps controversés et sont encore considérés comme un groupe d’intellectuels snobs en raison de leur appartenance à la classe supérieure. Leur fortune critique se poursuit jusqu’à l’exposition de la Tate en 2000, grand succès public, où il se trouva des esprits chagrins pour railler leur classe sociale, leur libéralisme, leur vie à contre-courant des schémas traditionnels. Loin d’être simplement pittoresques ou « folkloriques », ils furent incontestablement une véritable force créatrice d’avant-garde.
Une bande d’amis un peu snobs
L’histoire du groupe de Bloomsbury commence en 1899 lorsque quatre étudiants de Cambridge forment une sorte de société secrète, le Cambridge Apostles, composée de John Maynard Keynes (1883-1946), Thoby Stephen (1880-1906), frère de l’écrivain Virginia Woolf (1882-1941), et du peintre Vanessa Bell (1879-1961). En 1904, à la mort de leurs parents, les quatre enfants Stephen – Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian – s’installent à Gordon Square, dans le quartier de Bloomsbury à Londres, et donnent à leur groupe, auquel se joignent d’autres artistes, le nom de leur quartier. Un trait remarquable de ces amitiés et de ces relations est qu’elles sont antérieures à la notoriété des différents membres. Une notoriété qui, sauf pour E.M. Forster, auteur de Howards End en 1910, se révélera assez tard.
Ils sont frères et sœurs, cousins, amis, ils vivent ensemble. Leur histoire est émaillée de nombreuses relations amoureuses hétérosexuelles, homosexuelles, parfois triangulaires. La conversation intellectuelle est le principal objet de leurs réunions. Ils débattent des questions les plus diverses, de l’impérialisme, du capitalisme, de la liberté sexuelle, de la liberté de la femme, du droit de vote, de la contraception, des études, de l’art… Ce qui fait l’intérêt particulier de ce groupe, c’est sa philosophie morale, son éthique commune, ses liens symbiotiques qui le cimentent et lui donnent cette singulière cohésion.
Bousculer le classicisme anglais
Le développement artistique de Bloomsbury se fera en plusieurs phases, marquées en grande partie par la présence du peintre Roger Fry, point focal du groupe, qui lui insuffle son esprit novateur et formateur.
À l’aube du XXe siècle, les cloisonnements culturels entre pays sont encore importants. On ne sait pas vraiment ce qui se fait même chez son voisin, et l’on ne regarde pas l’art de la même manière, car la fonction qui lui est attribuée est souvent variable. Mais, petit à petit, marchands, amateurs d’art, artistes voyagent, découvrent, échangent pour donner à l’art sa dimension universelle.
Roger Fry est de ceux-là. En 1909, alors conservateur au Metropolitan Museum de New York, il découvre Cézanne. De retour à Londres, il veut secouer la torpeur de l’art anglais où domine encore le néoclassicisme. Il crée une déflagration dans le champ artistique en organisant en 1910 et 1912 deux expositions postimpressionnistes (terme dont il serait l’auteur) dans lesquelles il invite les peintres continentaux, Manet, Cézanne, Gauguin, Friesz, Derain, Matisse et Picasso. Ces deux événements secouent le monde de l’art. Les artistes et intellectuels du groupe s’enthousiasment, le public londonien crie au scandale, le marché de l’art ne le soutient pas. Fry devient contre vents et marée le porte-parole de la modernité.
Ateliers Omega : l’art, partout
En 1913, il fonde avec les peintres Vanessa Bell et Duncan Grant les ateliers d’art et d’artisanat Omega à Bloomsbury. Désormais, les artistes d’avant-garde ont un lieu pour s’exprimer. Omega représente l’expression graphique et philosophique du groupe. À l’instar de ses illustres prédécesseurs, John Ruskin et William Morris du mouvement Arts and Crafts, Fry est partisan du rapprochement des arts décoratifs et des beaux-arts avec cependant une approche artistique plus spontanée et une contamination des arts appliqués par le postimpressionnisme.
Dans un contexte de guerre où règne l’austérité, il offre aux artistes la possibilité de gagner leur vie en concevant des meubles, textiles, tapis, céramiques, paravents tout en pratiquant leur art. Certains d’entre eux décrivent les ateliers comme un endroit passionnant, libre et chaleureux, ouvert à toutes les expériences créatives. Le fil conducteur des ateliers est la spontanéité ; et l’ambition des artistes, la polyvalence : pouvoir à la fois concevoir des meubles, des céramiques, illustrer des livres, peindre, sculpter, un peu comme les artistes de la Renaissance italienne. Le travail artistique reste anonyme. Les objets sont achetés pour leur qualité artistique et non pour la réputation de leur auteur. Seul le symbole O pour Omega (dernière lettre de l’alphabet grec) est apposé sur l’objet.
Des trajectoires individuelles
La Première Guerre mondiale disperse les membres du premier groupe et chacun mène une carrière individuelle. En 1915, Virginia Woolf publie son premier roman. En 1917, elle fonde avec son époux Leonard Woolf la Hogarth Press, qui publie des écrivains aussi illustres que Gertrude Stein, T.S. Eliot, Katherine Mansfield, Robert Graves, Maynard Keynes, Freud traduit en anglais et bien d’autres. La même année, Roger Fry organise à Londres et à Birmingham une autre exposition majeure « Mouvement nouveau dans l’art ». Quant à E.M. Forster, il continue de publier des romans à succès.
Grâce au « Memoir Club », créé par Molly MacCarthy, les années 1920 voient le groupe se réunir à nouveau pour écrire ses souvenirs de jeunesse. Roger Fry devient un grand critique d’art et anime de nombreuses conférences. Les années 1930 sont celles du déclin du groupe de Bloomsbury alors que plusieurs de ses membres disparaissent. Avant de se suicider, Virginia Woolf écrit des ouvrages radicalement féministes. Maynard Keynes, qui a fait beaucoup pour ses amis artistes et pour l’art en général, devient l’économiste le plus influent de son siècle. Clive Bell publie une brochure en faveur de la paix. Duncan Grant, au sommet de sa renommée, se voit proposer de faire la décoration du paquebot Queen Mary, mais ses créations trop avant-gardistes sont finalement refusées.
Le « Memoir Club » continue à se réunir jusqu’en 1964 ; il est constitué des enfants de Vanessa Bell et des neveux et nièces des membres du groupe. Des biographies sont rédigées et des autobiographies publiées – divergentes parfois – qui pérennisent l’histoire du groupe de Bloomsbury. Elles révèlent que cette génération de pionniers a influencé les arts, la politique, la littérature et les mœurs du début du siècle, ouvrant la voie à ce qui allait être les grands changements des années 1960.
Bloomsbury à la Piscine, une première en France
L’exposition « Le groupe de Bloomsbury » organisée par La Piscine à Roubaix est unique à plus d’un titre. Elle fait entrer pour la première fois le groupe en France. Elle montre les œuvres les plus significatives de ces artistes anglais mises en résonance avec les artistes français qui les ont inspirées. Les visiteurs peuvent ainsi admirer des œuvres d’une grande richesse, totalement inédites, aux côtés des chefs-d’œuvre de Matisse, Cézanne, Picasso, Gauguin, Lhote, Derain, Marquet.
La participation du groupe s’articule autour de trois thèmes, le paysage, le portrait et les natures mortes, et de ses trois principaux peintres, Roger Fry, Duncan Grant et Vanessa Bell. L’exposition accueille aussi d’autres artistes tels David Garnett, Quentin Bell et surtout les créations au style si unique et caractéristique des ateliers Omega.
« Il est grand temps de souscrire à la gaieté »
Lorsque Roger Fry découvre Cézanne en 1906, sa peinture connaît alors une transformation radicale. Elle prend des formes géométriques et anguleuses où les hachures traduisent le volume. Côte de la mer Noire montre le métissage de Cézanne et du fauvisme. Les arts décoratifs des ateliers Omega, céramiques, meubles, tapis, paravents, affiches, textiles, présents en nombre dans l’exposition, sont tout autant inspirés de l’avant-garde européenne avec cette obsession de la couleur traduite en taches vives, expressives, fauves et ces motifs abstraits qui prédominent dans les dessins (certains d’entre eux réalisés au pochoir préfigurent la sérigraphie). La devise de Fry : « Il est grand temps de souscrire à la gaieté » y est allègrement appliquée. Les années 1930 apportent le retour à l’ordre avec moins de couleur.
Duncan Grant trouve dans ses créations la même source avant-gardiste. L’insolite Portrait au turban est le premier d’une série d’autoportraits à la recherche de lui-même qu’il poursuivra toute sa vie. Son épouse, Vanessa Bell, peint des portraits aux formes simplifiées, des créations abstraites (Coquelicots islandais signe son œuvre la plus autobiographique), et s’adonne aux arts décoratifs. Charleston Farm House, près de Londres, où elle s’installe avec Duncan de 1916 jusqu’à la fin de leur vie, entièrement décorée par eux, deviendra le sanctuaire postimpressionniste.
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Le Groupe de Bloomsbury
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1899
À Cambridge, un club de réflexion regroupe le futur économiste John M. Keynes et Thoby Stephen.
1904
La fratrie Stephen (Thoby, Vanessa [Bell], Virginia [Woolf] et Adrian) s’installe à Bloomsbury (Londres) et baptise du nom de ce quartier leur groupe.
1910
Première exposition d’art postimpressionniste organisée à Londres par Roger Fry.
1913
Fondation des ateliers Omega.
1917
Création d’Hogarth Press, maison d’édition dirigée par Virginia et Leonard Woolf.
1920
Le groupe fonde le Memoir Club.
1934
Décès de Roger Fry.
1941
Suicide de Virginia Woolf.
Informations pratiques. « Le groupe de Bloomsbury », jusqu’au 28 février 2010. La Piscine, Roubaix. Du mardi au jeudi de 11 h à 18 h, le vendredi à 20 h. Samedi et dimanche de 13 h à 18 h. Tarifs : 4,50 et 3,50 €. www.roubaix-lapiscine.com
La maison de Charleston. En 1916, Vanessa Bell et Duncan Grant investissent de leur univers anticonformiste une coquette maison à Charleston dans le Sussex, en pleine campagne anglaise. Inspirés par les peintures à fresques italiennes et par les postimpressionnistes, les deux artistes décorent les murs, les portes et le mobilier de la maison. Emblème de leur style décoratif unique et lieu de rendez-vous champêtre du groupe pendant 50 ans, elle accueille aujourd’hui expositions et festivals. Informations : www.charleston.org.uk
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Le Groupe de Bloomsbury