Tandis que le Louvre déroule l’histoire de l’Ouzbékistan jusqu’au XVe siècle à travers les trésors nationaux du pays, l’Institut du monde arabe nous plonge dans la flamboyante cour des émirs des XIXe et XXe siècles. Mais comment donc ces œuvres, qui comptent parmi les plus précieuses du pays, sont-elles arrivées à Paris ?
Jamais ils n’avaient été montrés hors des frontières de l’Ouzbékistan. Et pour cause, les trésors nationaux de ce pays sorti du giron soviétique en 1991 étaient interdits de sortie du territoire. Aujourd’hui, pourtant, ils illuminent Paris de leurs couleurs aux reflets d’envoûtants rêves orientaux, jaillissant d’un carrefour de civilisations, où se rencontrent la Perse, la Grèce, l’Inde ou la Chine. Au Louvre, dans l’exposition « Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan, sur les routes caravanières d’Asie centrale », ils racontent les oasis marchandes des routes de la soie, celles de Samarcande ou de Boukhara, devenues capitales intellectuelles, culturelles et artistiques, depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand jusqu’à celles de Timour (connu en Europe sous le nom de Tamerlan) au XIVe siècle. À l’Institut du monde arabe (Ima), l’exposition « Sur les routes de Samarcande, merveilles de soie et d’or » ressuscite quant à elle la magnificence de la cour des émirs au XIXe siècle et au début du XXe, à travers des habits brodés d’or pour l’émir, de selles en bois peintes à la main, de harnachements de chevaux en argent sertis de turquoises, de suzanis, ces immenses tentures qui semblent des jardins brodés des années durant par les femmes en vue du mariage d’une jeune fille de la famille, ou encore des peintures orientalistes des avant-gardes russes émerveillées par les couleurs et les apparats ouzbèkes. Mais comment de telles pièces ont-elles pu quitter leur pays pour être exposées à Paris ?
Pour remonter à l’origine de cette aventure de plus de dix années, direction l’oasis de Boukhara, où tout a commencé. Cette oasis située sur la route de la soie fut, après l’arrivée de l’islam au VIIIe siècle, une capitale intellectuelle, artistique et culturelle. Aujourd’hui, une équipe d’archéologues s’affaire sur le site pour comprendre la dynamique d’occupation de ce territoire et ajouter de nouvelles pages à l’histoire du pays, remontant dans le temps jusqu’aux premiers siècles de notre ère, avant la période islamique. En 2009, en effet, le Louvre, soucieux d’investir l’Asie centrale, a ouvert un programme de fouilles dans cette oasis. C’est ce qu’explique Rocco Rante, directeur de cette mission archéologique et co-commissaire de l’exposition du Louvre. « En arrivant au Louvre, je travaillais déjà en Iran. Pour des raisons scientifiques, j’ai voulu ouvrir une mission vers l’Est, car l’oasis de Boukhara est le territoire le plus proche culturellement des populations iraniennes des époques anciennes », relate-t-il, en évoquant aussi la dimension diplomatique de cette présence française en Asie centrale. Deux ans plus tard, en 2011, le président-directeur du Louvre de l’époque, Henri Loyrette, lui suggère de réfléchir à une exposition. Il faudra cependant attendre 2016 pour que ce projet d’exposition puisse se concrétiser.
Cette année-là, un nouveau président, Shavkat Mirziyoyev, est élu en Ouzbékistan. Son ambition : libéraliser l’économie, moderniser et ouvrir le pays, qui avait été dirigé pendant vingt-cinq ans d’une main de fer par son prédécesseur Islam Karimov. La culture et le patrimoine ouzbèkes ont désormais un rôle à jouer dans le rayonnement qu’il entend donner à son pays. Dès 2017, la Fondation pour le développement des arts et de la culture d’Ouzbékistan, présidée par la fille du nouveau dirigeant du pays, Saida Mirziyoyeva, est donc créée. Grâce à l’action de la fondation, en 2021, l’Ouzbékhistan a pour la première fois son pavillon à la Biennale de Venise. « La culture représente évidemment un soft power, une diplomatie culturelle », confie Gayane Umerova, dynamique directrice exécutive de la fondation.
Le projet d’exposition du Louvre éveille immédiatement l’intérêt de l’Ouzbékistan, quand, en France, sa dimension culturelle se double d’une ambition politique : « L’exposition propose de sortir d’un discours sur le choc des civilisations, en donnant à voir et à comprendre la fécondité de l’échange d’idées, de technologies et des réalisations artistiques », souligne Yannick Lintz, alors directrice du département des arts de l’Islam au Louvre, co-commissaire de l’exposition – elle a été nommée présidente du Musée Guimet en octobre 2022. Bientôt, dans ce contexte de renouveau politique et culturel de l’Ouzbékistan, naît le projet d’une seconde exposition à l’Institut du monde arabe. Dans un premier temps, la directrice de la fondation pour le développement des arts et de la culture, Gayane Umerova, finance la publication en anglais d’un très beau livre sur l’Ouzbékistan de la journaliste, autrice et éditrice Yaffa Assouline, distribué partout dans le monde (Uzbekistan: The Road to Samarkand, éditions Assouline). « Or, en faisant mes recherches et en sillonnant les musées, j’ai pensé qu’il serait extraordinaire de faire une exposition sur les textiles de l’Ouzbékistan, en particulier les habits de la cour de l’émir et les suzanis. J’ai voulu raconter la renaissance de ces artisanats du XIXe siècle jusqu’au début du XXe, en même temps que celle des émirs », raconte Yaffa Assouline, commissaire générale de l’exposition de l’Ima. Cette dernière soumet alors son projet à Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe : l’exposition, soutenue par la fondation pour le développement des arts et de la culture est actée ! Mais sortir ces trésors relève encore du parcours du combattant. Pour rendre possibles les expositions du Louvre et de l’Ima, où sont présentés les trésors ouzbèkes, interdits de sortie du pays, il a fallu faire voter des décrets afin de changer la loi leur interdisant de quitter le territoire ! Une démarche qui témoigne d’un intérêt diplomatique important de l’Ouzbékistan pour ces expositions. « Lorsque j’ai rencontré les directeurs des musées auxquels j’ai demandé leurs plus belles pièces, ils ne m’ont rien refusé. Pour eux, montrer leurs collections, et les faire sortir pour la première fois d’Ouzbékistan, représente un honneur », relate Yaffa Assouline. C’est ainsi que se déploie à l’Ima la magnificence de la cour des émirs ouzbèkes au XIXe siècle et au début du XXe, à travers plus de trois cents pièces aux noms qui font rêver (ikats, chapans ou suzanis), comptant parmi les plus belles du pays, exposées dans un parcours immersif qui met en scène la renaissance des techniques artisanales ancestrales, constitutives de l’identité ouzbèke. Même le chapan (manteau) du couronnement du dernier émir de Boukhara, entièrement brodé d’or, a fait le voyage !
Parce que les musées ouzbèkes se privent de leurs plus belles œuvres le temps des expositions parisiennes, les dates de ces dernières ont été choisies pour ne pas empiéter sur la saison touristique. Celle du Louvre déroule l’histoire du pays, depuis la conquête d’Alexandre le Grand jusqu’à la dynastie des Timourides au XIVe siècle. « Vous verrez notre grandeur à travers ce que nous aurons bâti », avait lancé au XIVe siècle le conquérant Amir Timour, qui fit de Samarcande la capitale de son empire. La ville connut en effet sous la dynastie timouride son âge d’or, s’ornant de monuments, cultivant les arts et un artisanat raffiné, inspiré des traditions indiennes et chinoises. Le corps du héros national ouzbèke, dont des statues monumentales ornent l’espace public, y repose dans un mausolée où les Ouzbèkes viennent toujours se recueillir, érigé face à la grande mosquée qu’il a fait construire en l’honneur de sa femme. Au Louvre, l’exposition s’achève avec une porte en bois finement incrustée, qui ouvrait l’accès du grand mausolée. « La décision de restaurer cette porte pour faire réapparaître certains motifs a pu susciter une inquiétude et a été mûrement pesée », confie Delphine Elie-Lefebvre, qui en a dirigé la délicate restauration. De fait, l’exposition de certains trésors à Paris s’annonçait extrêmement périlleuse. Ainsi, les peintures murales monumentales du palais des ambassadeurs de Samarcande et de sa région, trésor national conservé au Musée d’Afrassiab où une salle entière lui est dévolue, ont pu sortir du musée presque par miracle. Avec une dimension de 3 mètres sur 6,70, « ce fut épique », raconte Rocco Rante. De même, le transport et l’exposition des sculptures en terre crue, présentées au début de l’exposition, ont dû être longuement préparés. Retrouvées dans une résidence des princes kouchans, une dynastie née au Ier siècle avant notre ère, elles représentent notamment le roi et sa femme, assis, et le prince brandissant l’armure de l’ennemi, en signe de victoire. Ces œuvres témoignant de l’influence hellénistique au sein de l’art bouddhique de l’Asie centrale, extrêmement fragiles – la reine n’a d’ailleurs pu faire le voyage –, sont présentées au public pour la première fois. Et pour cause : l’Institut des beaux-arts de Tashkent n’est pas un musée ouvert au public. « C’est une collection, accessible aux seuls chercheurs », souligne Shakir Pidayev, directeur de l’Institut des beaux-arts, qui a pourtant accepté de les laisser partir. Pour pouvoir être transportées et montrées à Paris, ces sculptures antiques monumentales modelées en argile ont été restaurées et consolidées sur place, par une équipe de restaurateurs spécialisés en terre crue, mandatée par le Louvre pour collaborer avec les restaurateurs ouzbèkes.
Avant d’être exposés, la très grande majorité des chefs-d’œuvre exposés a en effet bénéficié de restaurations requérant des compétences pointues. Le Louvre a ainsi dépêché en Ouzbékistan cinq équipes françaises de restaurateurs, où elles ont travaillé avec les équipes locales, qui ont bénéficié d’un important transfert de compétences. Certaines de ces restaurations ont débuté dès 2019 et duré trois ans, comme celle de ce coran monumental, un des plus anciens au monde, provenant de Katta Langar, au sud de Samarcande, en Sogdiane, chef-d’œuvre des débuts de l’islam en Asie centrale daté de la seconde moitié du VIIIe siècle. Une collection de 81 feuillets de ce parchemin avait été achetée en Russie par un marchand dans les années 1930. Parmi ceux-ci, 13 sont conservés dans des archives à Tashkent, les autres à Saint-Pétersbourg. « Pour les Ouzbèkes, il s’agit d’une pièce sacrée », rappelle Rocco Rante. « Ce parchemin était déformé à cause d’une mauvaise hygrométrie. Pendant un an, les feuillets ont été placés dans une boîte en cèdre fermée, dont nous avons augmenté peu à peu le taux d’humidité pour les réhydrater progressivement. Puis ils ont été déposés sous presse pendant plusieurs mois. Enfin, nous avons pu combler les lacunes, avec du papier coréen, résistant et souple, proche du parchemin », explique la restauratrice Axelle Deleau, spécialisée en parchemin. Surtout, ces feuillets, conservés dans les archives, n’avaient quasiment pas été étudiés. « Nous apprenons aussi beaucoup sur notre histoire à l’occasion de ces expositions », se réjouit Gayane Umerova.
De même, quatre panneaux de la porte calcinée de Kafir Kala, découverts dans la salle du trône où ils gisaient en 2017, ont bénéficié à l’Institut national de Samarcande d’une restauration exceptionnelle, qui a permis d’étudier cette pièce miraculée après un incendie au VIIIe siècle, deux siècles après sa fabrication. Représentant les festivités de la fin de l’année et du début de l’année nouvelle, « elle offre un cliché unique de la société de Samarcande au VIe siècle », s’émerveille Rocco Rante. « Paradoxalement, l’incendie a permis sa conservation, en transformant la matière organique du bois en matière minérale », souligne la restauratrice Delphine Elie-Lefebvre. Trois années ont été nécessaires à sa restauration et à sa consolidation, à l’aide de technologies de pointe. Si les équipes françaises ont apporté leurs compétences scientifiques, la fondation a entièrement financé cette restauration particulièrement onéreuse. « Une opération gagnant-gagnant. Pour ce pays, il s’agit d’une étape historique pour la sauvegarde de son patrimoine », résume Yannick Lintz. Et pour nous, du Louvre à l’Institut du monde arabe, c’est un ravissement et une invitation au voyage et à l’ouverture.
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Chefs-d’œuvre d’Ouzbékistan à Paris, une aventure hors norme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Chefs-d’œuvre d’Ouzbékistan à Paris, une aventure hors norme