PARIS
Les expositions du Louvre et de l’IMA familiarisent le public avec une aire au carrefour entre Orient et Méditerranée, Inde, Perse et Mongolie, Islam et bouddhisme. En résulte un art fait du métissage de multiples traits culturels.
Ouzbékistan. Elle aurait dû être réduite en cendres, c’est aujourd’hui l’une des pièces majeures de l’exposition du Louvre. La porte calcinée d’une salle du trône découverte en 2017 sur le site de Kafir-Kala [voir ill.]a été miraculeusement préservée grâce à sa combustion sous des gravats ; les restaurateurs français ont travaillé à son nettoyage dans les ateliers de l’Institut national d’archéologie de Samarcande. Datant de l’époque de la Sogdiane (VIe siècle de notre ère), cette porte monumentale déploie dans son panneau principal un bas-relief inspiré des arts de la Bactriane, un royaume qui, jusqu’au IIIe siècle, mêlait l’héritage des conquêtes grecques d’Alexandre aux traits culturels des derniers arrivants indo-scythes. Au centre de ce panneau, la déesse Nana, adaptation de l’Ishtar mésopotamienne, apparaît dans ce style post-héllénique. Mais sur le linteau supérieur, c’est dans une forme à quatre bras, empruntée à l’Inde, que la déesse est à nouveau représentée. Autour d’elle, une procession de musiciens, nobles, marchands et prêtres zoroastriens lui rend hommage.
Diversité culturelle, religieuse, et intense activité marchande sont les ferments de l’art qui se développe en Asie centrale, à l’image de cette porte où cohabitent les influences des royaumes passés comme lointains, les dieux babyloniens et le culte du feu perse, sous le regard d’une élite cosmopolite. Sur les Routes de la soie, l’Asie centrale alterne vagues de conquêtes successives et relative stabilité politique – garante d’un environnement propice aux échanges. Dans l’art, cette atmosphère pluriethnique et multiconfessionnelle se traduit par une superposition des vocabulaires au fil des siècles.
Dès l’empire Kouchan (Ier-IIIe siècle), ce syncrétisme est à l’œuvre. En témoignent les vestiges retrouvés par l’archéologie sur les sites de Khalchayan ou de Dalverzin-Tepe, au sud de l’Ouzbékistan. Dans la statuaire comme dans les artefacts issus de ces sites, on note la prégnance du style hellénique, hybridé à des influences bouddhiques. Les Kouchans, venus de Chine, mêlent leur culture à celles des occupants précédents : les Grecs, puis les Indo-Scythes qui formaient le royaume de Bactriane. Avec la fin de l’empire Kouchan, c’est une période d’instabilité, mais aussi de fleurissement des arts qui s’installe avec les « Huns blancs », dont l’origine reste discutée.
Sous le règne de ces nomades qui se sédentarisent peu à peu, les sensibilités iraniennes, bouddhiques, zoroastriennes et bactriennes, qui forment la culture de la Sogdiane, s’expriment dans de larges peintures murales dont certaines sont arrivées jusqu’à nous. Près de Samarcande, c’est autour du cycle des Ambassadeurs que s’est construit le musée archéologique d’Afrasiab : la paroi sud de cette peinture du VIIe siècle a fait exceptionnellement le déplacement au Louvre. On y découvre une procession qui est à la fois la description d’un rituel sacrificiel zoroastrien, et la célébration des liens diplomatiques et commerciaux avec la lointaine dynastie Tang qui règne en Chine. L’expression de traits culturels locaux, liés au culte du feu, cohabite avec l’évocation de rituels chinois, des costumes turcs, des diplomates tibétains…
Sur le site de Varakhsha, d’autres peintures donnent à voir cet amalgame culturel. « C’est là où ce syncrétisme s’exprime le mieux », estime Rocco Rante, archéologue du Louvre et commissaire de l’exposition. Sur ces peintures rouges on retrouve les foulards caractéristiques de l’aire culturelle iranienne, de vieux thèmes mésopotamiens et une figure chevauchant un éléphant empruntée au bouddhisme : « empruntée » seulement, car la maladresse du peintre lorsqu’il s’agit de placer les défenses de l’animal démontre qu’il n’a jamais vu un pachyderme de ses yeux. Une dernière culture est absente de la fresque, mais bien présente dans son contexte de création : lorsque les rois de Samarcande commandent cette fresque pour leur résidence d’été, au début du VIIIe siècle, l’Islam a déjà conquis la région. Politiquement, les souverains doivent afficher leur appartenance musulmane dans la capitale, mais, reclus dans leurs quartiers d’été, ils laissent libre cours à l’expression de leur culture et religion locale.
L’art de l’Asie centrale défie ainsi la lecture d’un « choc des civilisations », où l’arrivée de l’Islam supplante les cultures existantes. Cette vision méditerranéenne de la propagation de l’Islam laisse place ici à une acculturation progressive. De la même manière, les fouilles menées par Rocco Rante sur le site de Romitan révèlent la sédentarisation au IVe siècle des Huns « blancs », issus de la même horde qu’Attila et ses cavaliers, lesquels hantent nos manuels d’histoire. Ici ces nomades adoptent un mode de vie raffiné, reproduisent le style des structures palatiales locales et les décorent de fresques fleuries, loin du cliché des nomades sanguinaires. Dernière découverte du site, une plateforme datant de l’époque islamique montre quelques siècles plus tard la sédentarisation progressive d’autres envahisseurs, les Turcs, qui se fondent aussi dans le paysage.
Avec l’essor de l’Islam dans la région, c’est une nouvelle culture matérielle qui s’épanouit : l’Asie centrale devient un foyer de création pour les arts du feu et la calligraphie. Au cœur des Routes de la soie, elle s’impose comme une source d’inspiration pour le monde musulman et au-delà : les écrits du médecin Avicenne sont largement diffusés dans l’Occident. Sous la dynastie fondée par le conquérant Amir Timur (Tamerlan), Samarcande devient le centre religieux, culturel et intellectuel de cette aire avec ses trois madrasa qui forment le cœur de la ville, aujourd’hui la carte postale de l’Ouzbékistan. L’architecture aux briques émaillées de bleu et de blanc symbolise cet âge d’or. Celui-ci durera jusqu’au XVIe siècle avec la fondation de l’Empire moghol en Inde par Babur, descendant de Tamerlan.
L’histoire ne s’arrête pas là, puisqu’à la fin du XVIIIe siècle les trois royaumes (Boukhara, Khiva, Kokand) qui composent l’actuel Ouzbékistan sont à l’origine d’un renouveau des arts en réaffirmant leur héritage turco-mongol : arts équestres et caftans de cavaliers deviennent des objets de pouvoir luxueux. À la fin du XIXe siècle, c’est une nouvelle influence qui émerge dans la région avec la colonisation russe. Sous le joug de l’URSS, l’architecture soviétique se pare d’éléments décoratifs locaux, entrelacs et moucharabieh : dans la capitale Tachkent, l’hôtel Uzbekistan et le Musée national d’histoire sont deux superbes exemples de ces métissages dont l’Asie centrale a le secret.
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Le mille-feuille culturel de l’Asie centrale
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°601 du 16 décembre 2022, avec le titre suivant : Le mille-feuille culturel de l’Asie centrale