Après la rétrospective Modigliani au musée du Luxembourg, le Grand Palais nous offre, avec tout le lustre et le savoir-faire des Musées nationaux, une rétrospective Chagall. Comme si les musées cherchaient à regagner les faveurs du grand public, à combler le fossé qui, trop souvent, sépare les spécialistes de l’art du goût commun... Cette exposition donne à voir toutes les périodes de l’artiste, toujours empreintes de rêves et teintées de culture juive.
Si la popularité de Marc Chagall ne s’est jamais démentie, la plupart des critiques, après avoir longtemps considéré sa peinture avec condescendance, ont pris l’habitude d’établir une césure entre le « bon Chagall », autrement dit l’artiste « d’avant-garde » avant 1924, et le peintre tombé par la suite dans l’académisme et la mièvrerie. Ce jugement sans appel, forgé à l’aune d’une conception purement formelle de l’art, mérite au moins d’être nuancé. C’est la démonstration à laquelle se livre avec beaucoup d’intelligence et d’habileté Jean-Michel Foray, commissaire de l’exposition et conservateur du musée Chagall à Nice, un orfèvre en la matière. Cette rétrospective est atypique, à l’image de l’artiste. D’une part, comme l’indique l’intitulé, « Chagall connu et inconnu », elle mélange des œuvres célèbres (peintures exécutées lors du premier séjour à Paris, décors du théâtre juif de Moscou) à des œuvres méconnues (illustrations des Fables de La Fontaine), sans prétendre, loin s’en faut, réunir tous les chefs-d’œuvre ; d’autre part elle conjugue une approche chronologique et thématique axée sur cinq grands thèmes : les années russes, le théâtre juif, l’illustration des fables, la Bible, les années françaises. Il s’agit à la fois de montrer la permanence de l’univers poétique chagallien, une peinture à proprement parler anachronique, quelles que soient les inflexions stylistiques qu’elle saisit au vol et digère, mais aussi de dissimuler les facilités et répétitions de l’artiste vieillissant, après la Seconde Guerre mondiale, en sélectionnant avec doigté les meilleurs tableaux de cette époque, souvent ignorés, et en écartant une imagerie convenue et sirupeuse.
Même si certains dénonceront une manipulation, la démarche est justifiée. Impossible en effet d’envisager l’œuvre de Chagall sur un plan purement formel car tout s’y oppose, à commencer par la volonté de l’artiste : « Qu’est-ce que cette époque qui chante un hymne à l’art, qui divinise le formalisme ? Que ma folie soit la bienvenue, un train expiatoire, une révolution du fond non de la surface ! »
Contrairement à la plupart des peintres du xxe siècle, la thématique et l’iconographie ne constituent pas pour Chagall un handicap ou un prétexte mais sont consubstantielles à son art.
L’artiste a côtoyé ou emprunté à la plupart des avant-gardes de son époque : fauvisme, cubisme, futurisme, orphisme, primitivisme, suprématisme, surréalisme, mais est demeuré étranger à tout esprit de système, ne s’est identifié à aucune esthétique. Il a puisé dans les mouvements
artistiques comme dans une boîte à outils, ou comme dans un coffre à jouets, utilisant ici une technique, là une formule ou une citation, les combinant parfois sur un mode cocasse, puis s’en détournant dès lors qu’elles semblaient entraver sa liberté, brider son imagination.
Sa démarche est moins éclectique que pragmatique. N’ayant pas eu à s’affranchir d’une lourde tradition picturale, il n’est pas à la recherche d’une solution « formelle ». Les différents courants de la modernité, auxquels il est soudain confronté, s’offrent à lui comme autant de chemins qu’il emprunte par esprit d’aventure et par jeu, sans but précis, et dont il s’écarte à la première occasion pour rejoindre sa forêt enchantée. Tout Chagall est là, funambule suspendu entre deux pôles : d’une part, la culture juive traditionnelle du Shtetl, terreau de son inspiration, d’autre part les délices et les malices de l’assimilation.
Ainsi pour l’iconographie. On y chercherait en vain un système symbolique. Tout juste des paraboles. À la manière d’un conteur, Chagall brode, improvise à partir d’une trame narrative pour mieux captiver son auditoire. Il ne construit pas un tableau mais raconte une histoire, ajoutant ici un motif, là une figure, au gré de son inspiration. Les souvenirs d’enfance se mêlent aux poissons volants, les personnages des récits de Sholem Aleichem aux impressions parisiennes et la figure du Christ, les reins ceints d’un châle de prière juif, incarne la souffrance universelle face aux persécutions toujours recommencées.
Le quotidien mêlé au merveilleux
Pour comprendre, à défaut d’expliquer, cet imaginaire hybride, il faut remonter à l’enfance de Chagall né en 1887 à Vitebsk, petite ville de Biélorussie, au cœur du « yiddishland » et élevé dans un milieu hassidique. À la différence du judaïsme orthodoxe qui repose sur l’érudition et la glose des textes sacrés, le hassidisme, mouvement mystique et populaire né au xviiie siècle en Europe orientale, exalte la spontanéité du fidèle et loue le Créateur à travers toutes les formes du vivant, par le chant et la danse. Dans la culture hassidique, les paraboles mêlent le quotidien au merveilleux et les anecdotes burlesques illustrent les leçons de morale et de sagesse. Chagall, issu d’un milieu populaire, a sans nul doute été très marqué par l’esprit et l’imaginaire hassidiques qui lui permettaient en outre de contourner l’interdit judaïque de représenter la réalité. Son séjour à Saint-Pétersbourg, où il travailla dans l’atelier de Bakst, décorateur de théâtre s’inspirant de l’art populaire, lui permit de mettre ce folklore rustique en perspective et de le transformer en fonds iconographique.
On l’a oublié aujourd’hui, mais avant d’avoir été un artiste célébré, le peintre auquel Malraux confia la décoration du plafond de l’Opéra de Paris, Chagall a longtemps été considéré en France, jusqu’à la fin des années 1920, comme un artiste naïf, une sorte de douanier Rousseau judéo-russe. Dès le départ il a cultivé cette marginalité, cette image du Luftmensch, à la fois conteur, baladin, bateleur, préférant d’ailleurs la fréquentation des poètes : Cendrars, Apollinaire ou Salmon, à celle de ses confrères. Lorsqu’il arrive à Paris en 1910 et qu’il s’installe à Montparnasse à la Ruche, il se tient à l’écart des beuveries et bacchanales auxquelles s’adonnent les Modigliani et Pascin. Il évite Soutine dont il partage pourtant les origines, la langue, la culture, mais à qui il reproche sa rusticité. Il ne se lie pas davantage d’amitié avec Larionov et Gontcharova qui comme lui s’inspirent de l’art populaire russe.
Son unique tentative d’engagement esthétique et social, lors de son retour en Russie, tournera court.
Lorsque débute la Première Guerre mondiale, il revient à Vitebsk, épouse sa fiancée Bella, issue de la bourgeoisie juive, et accueille avec enthousiasme la Révolution, qui émancipe les Juifs et favorise, au début, l’épanouissement des cultures nationales et populaires. Nommé par Lunacharsky « commissaire » aux Beaux-Arts pour la ville de Vitebsk, il organise expositions et manifestations publiques, ouvre une école d’art où il invite Malévitch, Lissitzky, Pougny. Toutefois il entre bientôt en conflit avec les adeptes du suprématisme ne pouvant ni ne voulant renoncer à la figuration et part pour Moscou où il conçoit des décors pour un théâtre juif. Là, il peut, un temps très bref, donner libre cours à son imagination et à son ironie, et tenter une synthèse humaniste entre folklore juif et avant-gardes esthétiques (cubisme, constructivisme).
Mais face à la montée de la dictature et de la doctrine, il quitte définitivement la Russie en 1923, laissant derrière lui ses illusions sur la capacité de l’art à transformer le monde et sur les bienfaits de la modernité.
En même temps qu’il choisit la France comme terre d’accueil, le rêve devient sa Terre promise. Il forge un univers onirique, gorgé de couleurs, à la fois intime et fabuleux, exaltant la subjectivité de l’artiste, où des vues de la campagne française se mêlent aux visions de son enfance et où certains thèmes reviennent de manière quasi obsessionnelle : le couple, les fleurs, le village, les animaux... Une peinture du bonheur mêlé à la mélancolie, où le plaisir de l’instant se nourrit de la réminiscence.
C’est dans des scènes bibliques tirées de l’Ancien Testament traitées sur un mode intimiste avec une ironie douce-amère que s’exprime le mieux son talent. Ou encore dans l’illustration des Fables de La Fontaine qui lui permettent de dialoguer avec la culture française à travers un folklore immémorial et universel où les hommes conversent avec les animaux. À partir de la fin des années 1930, la montée du nazisme et de l’antisémitisme se traduira dans sa peinture par une inquiétude croissante, exprimée à travers des allégories bibliques ou des scènes de pogroms.
En 1941 le peintre s’exilera à New York, frayant avec le cercle des nombreux artistes émigrés et se liant d’amitié avec Stravinsky. Il sera très affecté par la disparition de Bella en 1944.
De retour à Paris, après-guerre, Chagall est désormais un artiste célèbre dont les rétrospectives courent le monde. L’artiste va se figer dans son style et exploiter à satiété une iconographie qui a fait sa gloire. Seulement dans quelques tableaux qui, pour la plupart, évoquent la Shoah, on retrouve un souffle, une sincérité qui s’est érodée au fil des ans et de la renommée.
L’exposition « Chagall connu et inconnu » est ouverte du 14 mars au 23 juin, tous les jours, sauf le mardi de 10 h à 20 h, le mercredi de 10 h à 22 h, fermé le 1er mai. Entrée sur réservation de 10 h à 13 h, plein tarif : 10 euros, tarif réduit (lundi) : 8,10 euros. Entrée sans réservation (à partir de 13 h), plein tarif : 9 euros, tarif réduit et lundi : 7 euros. Galeries nationales du Grand Palais, entrée par le square Jean Perrin, VIIIe, informations 01 44 13 17 17.
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Chagall, le conteur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Chagall, le conteur