À travers 180 peintures, gouaches, gravures et dessins, le Grand Palais, à Paris, retrace la carrière et la vie de Marc Chagall (1887-1985), tant aimé du public et si souvent décrié par la critique. Souhaitant offrir une image plus juste de l’artiste, l’institution s’attache à mettre en exergue ses œuvres de jeunesse, plutôt que les grandes compositions fourmillant de détails des années 1950-1960.
PARIS - “Avec une sardine / Avec des têtes, des mains, des couteaux / Il peint avec un nerf de bœuf / Il peint avec toutes les sales passions d’une petite ville juive / Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe / Pour la France / Sans sensualité / Il peint avec ses cuisses / Il a les yeux au cul / Et c’est tout à coup votre portrait / C’est toi lecteur / C’est moi / C’est lui”. Par ces quelques vers, en 1913, Blaise Cendrars exprimait son admiration pour Marc Chagall. Depuis, les hommages se sont multipliés : en 1969-1970, tandis que la Bibliothèque nationale, à Paris, célèbre son œuvre gravé et qu’est posée à Nice la première pierre du futur musée entièrement dévolu au peintre, le Grand Palais organise une vaste rétrospective “Chagall”. Près de trente ans plus tard, l’institution parisienne récidive et propose une nouvelle approche de cet artiste longtemps boudé par la critique. Né en 1887 à Vitebsk, un bourg biélorusse, Chagall s’installe définitivement en France, à Paris en 1923, puis à Vence dans les années 1950 et finalement à Saint-Paul-de-Vence en 1966. Il remporte alors les succès qu’on lui connaît, avec les commandes pour les cathédrales de Metz (1960) et de Reims (1974), pour la synagogue de l’hôpital de Jérusalem ou encore pour l’Opéra de Paris (1963).
Suspendu dans les airs
Si l’exposition évoque ces peintures peuplées d’amoureux en lévitation, de violonistes et rabbins aux couleurs vives, d’animaux étranges et d’êtres hybrides qui firent son succès public, elle se concentre surtout sur les trente premières années de son œuvre : ses débuts à Vitebsk, dès 1908, le séjour parisien (1910-1914), la seconde période russe (1914-1922) et le retour en France (1923-1941). Organisé en cinq sections, à la fois thématiques et chronologiques, le parcours entend bien “réhabiliter” l’œuvre de Chagall. Les divers cartels et panneaux introductifs insistent ainsi sur la capacité du peintre à résister aux avant-gardes, poursuivant son inlassable quête du figuratif, guidé uniquement par son propre désir. La scénographie est cohérente et déjoue toute attente.
Lors de son premier séjour à Paris, en 1910, Chagall s’imprègne du cubisme et du futurisme, tout en continuant à s’inspirer, non sans une certaine nostalgie, des icônes et autres éléments de la culture russe. Il semble que l’artiste “ne se résout pas à être un peintre moderne”, note dans le catalogue Jean-Michel Foray, une remarque qui pourrait s’appliquer à l’ensemble des œuvres accrochées aux cimaises du Grand Palais.
Au gré de ses envies, loin des sentiers battus du modernisme, il peint le monumental Golgotha (1912), Adam et Ève (1912) ou l’Autoportrait aux sept doigts (1912-1913). Dans ce dernier tableau, le visage de l’artiste rêveur est surmonté d’un nuage renfermant Vitebsk, à l’instar des bulles de bandes dessinées. Un concept à la fois narratif et allégorique, associé à une esthétique spontanée, immédiate, voire naïve, à laquelle il restera fidèle pendant près de soixante-dix ans. De retour à Vitebsk en 1914, bloqué par la guerre, il est nommé commissaire des beaux-arts de sa province trois ans plus tard. Des œuvres comme Le Portail rouge (1917) ou La Maison bleue (1917-1920) traduisent par la couleur les émotions que lui procure sa ville natale. Le couple volant d’Au-dessus de la ville (1914-1918) inaugure une nouvelle série où le peintre se met en scène avec sa femme Bella. Il y traduit le bonheur conjugal, les joies simples de l’amour. Avant de rejoindre Paris, Chagall collabore au Théâtre juif de Moscou, période évoquée par différents panneaux décoratifs réalisés en 1920, exposés aux côtés de croquis de costumes et décors. Le parcours est ensuite interrompu par une salle aux couleurs vives où il est possible de consulter le catalogue de l’exposition, et s’achève dans une ambiance rouge vermillon où trônent pêle-mêle des produits dérivés, étoles d’après le motif de L’Acrobate, cravates, jeux de cartes, pots à crayon et stylos en tout genre. Après cet inopportun intermède mercantile, le visiteur poursuit son périple à travers la longue carrière de Chagall. Les années 1922-1930 témoignent elles aussi de la souffrance de l’exil. “Je suis venu en France, avec encore de la terre sur les racines de mes souliers”, écrivait le peintre qui se comparait à un arbre déraciné “suspendu dans les airs” et en quête d’une nouvelle terre.
À la demande d’Ambroise Vollard, il illustre les Fables de La Fontaine et la Bible, à travers une série de gouaches et gravures dont l’exposition offre de beaux exemples. Parmi les gouaches figurent Dieu créa l’homme (1930) – un personnage ailé qui sort de l’obscurité et transporte avec tendresse un homme assoupi dans ses bras –, L’Arc-en-ciel, signe d’alliance entre Dieu et la Terre (1931) ou Abraham pleurant Sara (1931), un vieillard seul se cachant le visage d’une main, saisi dans la douleur du deuil. Des gravures, il faut retenir l’étonnant Pardon de Dieu annoncé à Jérusalem (1952-56), où le Saint Père n’est autre qu’un ange lové dans un drapé en mouvement. Une vision surprenante à l’image de cet artiste “connu et inconnu”.
Jusqu’au 23 juin, Galeries nationales du Grand Palais, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, tlj sauf mardi, 10h-20h et 22h le mercredi, fermé le 1er mai. Catalogue, RMN, 287 p., 35 euros. À lire aussi : Chagall, connu et inconnu, hors-série de L’Œil, 66 p., 8,50 euros.
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Chagall, le déraciné
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Chagall, le déraciné