Art moderne

Centre Georges Pompidou - Les séductions de Brancusi

De L’Orgueil à l’Oiseau dans l’espace, l’évidence de la sculpture

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1995 - 771 mots

La toute première rétrospective de l’œuvre de Brancusi jamais organisée en France célèbre l’irrésistible séduction de celui que l’on présente généralement comme l’inventeur de la sculpture moderne. Près de deux cents œuvres sont exposées au MNAM, sous très haute surveillance, jusqu’à la fin août.

Paris -  À la fois rustique et raffiné, selon les témoignages de ceux qui l’ap­prochèrent, Constantin Bran­cusi avait coutume d’accueillir ses visiteurs avec du fromage de brebis et du champagne, quand il ne les refoulait pas de son atelier sans ménagements. La rudesse du bûcheron des Carpates, pourtant, n’était pas un obstacle aux poses mondaines qu’il affectait dans la vie parisienne et qui le firent reconnaître comme un personnage hors du commun.

Ces traits contradictoires, où entrait sans aucun doute beaucoup de ruse, se retrouvent naturellement dans son œuvre. Se disant préoccupé par l’envol des formes, Brancusi était un sculpteur de poids, traquant dans les matières les plus diverses l’équilibre le plus juste entre la grâce et la gravité, entre la légèreté moderne et certaine lourdeur aussi primitive que rurale.

Un art classique
Si cette opposition n’avait pas été perceptible, affirmée dès les premières œuvres, relancée en permanence dans les multiples versions qu’il donnait d’une même forme, renforcée par le jeu du socle et des matériaux, sa sculpture serait restée un exercice ingrat dans l’histoire de la modernité et n’aurait certes pas eu cette puissante séduction que la présentation du Centre Pompidou appuie par un dispositif architectural irréprochable en soi.

Ordonnant et polissant le marbre ou le bronze jusqu’à en faire des surfaces réfléchissantes et envoûtantes, parfaits miroirs, l’artiste savait tempérer ses charmes par des dispositifs contraires. Aussi respectueux et compétents soient-ils, les commissaires (en l’occurrence Margit Rowell et Ann Temkin) ne pouvaient souligner cette volonté de séduction sans risquer, au détour d’une salle, le tape-à-l’œil et, surtout, la dissipation fatale des contradictions.

Ainsi, convoqué pour sa modernité, Brancusi devient subrepticement un sculpteur classique : son légendaire souci de perfection se transforme, dirait-on, en afféterie, son audace dans le choix et le traitement des matériaux verse dans la préciosité, ses processus répétitifs figent l’idée dans une dimension archétypale.

Peut-être cette insidieuse métamorphose de l’œuvre, ou tout au moins l’évolution du regard porté sur elle, est-elle due à l’influence considérable qu’elle a exercée tout au long du siècle sur des artistes de valeur plus ou moins grande comme sur un certain design postmoderne.

La photographie est l’œuvre
C’est dans cette perspective que les photographies prises par l’artiste lui-même prennent toute leur importance. Initié par Man Ray, Brancusi se fit son propre documentaliste. Mais à ces impératifs pratiques de diffusion de son travail se substitua bientôt une véritable réflexion sur la reproductibilité de la sculpture en deux dimensions, qui allait donner à son entreprise une résonance toute particulière.

Il interprétait si bien son œuvre par ses propres clichés qu’il estimait alors tout discours critique inutile, voire nuisible. Ann Temkin rapporte que, pour s’opposer au jugement de Matisse ou de Picasso qui voyaient dans la Princesse X un phallus, il la photographia toujours du côté gauche, de sorte que son caractère féminin s’impose sans ambiguïtés.

Cette part de l’œuvre est capitale surtout parce que Brancusi ne chercha jamais à élaborer sa technique photographique, préférant manifestement lui conserver un caractère précaire qui déplaçait la séduction vers le mystère. Les jeux d’ombres, les changements successifs de lumière, les surimpressions, les cadrages abrupts, les montages trompeurs, les tirages défectueux gauchissent les sculptures, leur donnent un halo et une vibration mystique qu’elles n’ont pas toujours en réalité.

La présence, parfois complaisante, du corps de l’artiste lui-même dans ces photographies dit assez le rôle central qu’elles jouaient dans l’élaboration même de l’œuvre comme dans sa destination finale. De sorte que l’on en viendrait presque à penser que Brancusi fut sculpteur pour être photographe, ou que, à tout le moins, le miroir gagna autant d’intérêt que ce qu’il réfléchissait, nouveau témoignage de l’idéalisme profond du maître de Tirgu Jiu.

Insaisissable Brancusi

L’ouverture des pays de l’Est s’est accompagnée d’une multiplication des revendications d’œuvres d’art par leurs anciens propriétaires. L’exposition Matisse au Centre Pompidou avait donné, en 1994, un premier aperçu des difficultés. Pour éviter de remettre en cause le développement des échanges avec les anciens États communistes, une loi a été adoptée le 8 août 1994, permettant de déclarer insaisissable, les œuvres prêtées à la France par des États ou des institutions étrangères.
L’exposition Brancusi bénéficie de cette protection. Par un arrêté conjoint du 10 mars 1995 signé du ministre des Affaires étrangères et de son homologue de la Culture, les œuvres prêtées par la Roumanie ont été déclarées insaisissables du 20 mars au 15 septembre.

"Rétrospective Constantin Brancusi", Centre Georges Pompidou, du 14 avril au 21 août, de 12h à 20h. L’exposition sera présentée au Philadelphia Museum of Art du 8 octobre au 31 décembre.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : Centre Georges Pompidou - Les séductions de Brancusi

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