PARIS
Le 22 septembre, la Philharmonie de Paris ouvrira au public l’exposition « Les musiques de Picasso », un sujet inédit sur lequel le catalogue, qui paraît ce mois-ci chez Gallimard, fait le point. Interview avec la commissaire et directrice du catalogue de l’exposition.
Lorsque j’ai commencé à parler de ce sujet d’exposition autour de moi, tout le monde n’était pas enthousiaste. On m’a répondu qu’il n’y avait pas de sujet « Picasso et la musique », pour la simple raison que Picasso n’écoutait pas, à la différence de Matisse ou de Chagall, de musique. Or, mon projet n’était pas de dire que Picasso aimait la musique, mais de comprendre le lien qui les unit. C’est un lien différent de celui de Braque, de Chagall ou de Klee avec la musique, plus subtil et plus complexe, mais qui existe. Une fois que mon propos a été compris, tout le monde a été convaincu.
Même s’il a côtoyé Varèse, Stravinsky et d’autres, Picasso n’écoutait a priori pas de musique savante, classique ou contemporaine. Il n’écoutait pas plus de musique lorsqu’il travaillait dans son atelier. En revanche, la musique est présente tout au long de sa vie, dès son enfance en Espagne. Il s’agit toujours d’une musique populaire, qui se partage. Celle des cabarets, des corridas, le flamenco, etc. Les grands biographes de Picasso, notamment John Richardson, ont rapporté qu’il traînait, enfant avec son père, dans les quartiers gitans de Málaga. Son père était un passionné de flamenco. Et Picasso a été marqué par cette ambiance qu’il a retrouvée, bien des années plus tard, avec Manitas de Plata.
Picasso aimait se mettre en scène, parader devant l’objectif, se saisir d’un instrument, d’une trompette ou de son balafon devant les photographes. Mais, à ma connaissance, Picasso ne savait ni jouer, ni lire la musique. Personne, parmi les grands et derniers témoins de Picasso, ne m’a confirmé l’avoir vu jouer sérieusement d’un instrument.
Son rapport à la musique évolue au fil des périodes. Durant la période espagnole, Picasso s’intéresse à la musique d’ambiance, à la façon de représenter la vie moderne, avec le cabaret Els Quatre Gats, par exemple. C’est une manière pour lui de s’approprier la modernité, comme l’ont fait les impressionnistes. En revanche, quand Picasso représente plus tard les aubades ou les musiciens, c’est une manière de jouer avec la tradition. Dans son œuvre, Picasso n’invente pas véritablement de sujets. Sur les plus de 70 000 numéros de son catalogue, les sujets sont assez restreints et s’inscrivent dans la tradition de la représentation : le nu, le paysage… et la nature morte à l’instrument ou le musicien.
Il insère deux partitions dans six papiers collés. Pour le peintre, c’est une manière d’aller encore plus loin dans l’idée de la représentation, mais aussi de réintégrer de la psychologie dans les travaux cubistes qui en étaient dépourvus avant. En collant les partitions de chansons d’amour populaires, il intègre l’idée de la musique, mais aussi quelque chose de sentimental dans son tableau.
Ensuite, il a une fascination pour l’instrument, qui devient un objet de prédilection de l’atelier – ce qui lui vient de Braque qui jouait du concertina. Mais, dans le fond, cela reste une nature morte à l’instrument ou à la partition comme on en peint en Europe depuis la Renaissance. La musique, dans l’imaginaire de Picasso, a beaucoup à voir avec la tradition : la tradition culturelle (l’Espagne, les cabarets, le flamenco…) et la tradition picturale.
Il les collectait plutôt qu’il les collectionnait. Ce sont des instruments magnifiques, qui ont d’ailleurs été restaurés par la Philharmonie à l’occasion de l’exposition, mais qui n’ont pas de « valeur ». Picasso les a gardés pour l’intérêt de leur forme, pour leur matérialité… Il possédait, par exemple, un violon peint en noir avec des cordes rafistolées. L’objet en soi est un bricolage. C’est la matérialité de la musique qui intéressait Picasso, et non la dimension abstraite qui intéressait Kandinsky, Kupka, Delaunay…
Le sujet Picasso et la danse, le ballet, a déjà été traité auparavant, mais Picasso et la musique, jamais. Pour le catalogue, j’ai sollicité certains chercheurs qui avaient travaillé sur des points précis, comme Lewis Kachur, qui est le premier à avoir montré que la clarinette cubiste de 1913, conservée au Musée Picasso, n’est pas une clarinette mais une tenora [un instrument de la famille des hautbois, ndlr]. Il y avait des points comme cela, isolés, mais pas de recherche globale sur le sujet.
De manière chrono-thématique. Après une section d’ouverture intitulée « Le champ des mondes » – dont je ne vous dirai rien pour garder la surprise –, le visiteur passe de la « musique d’Espagne » aux « instruments cubistes », au « musicien arlequin » jusqu’à ses « amitiés musicales », même si chaque section déborde de son champ chronologique : l’intérêt pour la musique d’Espagne se retrouvant par exemple jusqu’à la fin de la vie de Picasso avec Manitas de Plata, dont vous verrez une très belle vidéo, seul avec sa guitare.
Pour l’exposition, nous avons également fait enregistrer, par le Conservatoire national supérieur de musique, les deux partitions intégrées par Picasso dans ses papiers collés cubistes. C’est intéressant, car nous ne retrouvions pas d’enregistrement de ces partitions. Ce sera l’une des découvertes de l’exposition.
De la musique accompagne chacune des sections. Mais j’ai souhaité que celle-ci ne soit pas intrusive. Le rapport de Picasso à la musique étant ce qu’il est, il ne s’agissait pas de la rendre plus présente qu’elle n’était dans sa vie. C’est pourquoi la musique sera diffusée essentiellement au casque, à l’exception de quelques salles, comme celle consacrée au ballet Parade…
Je connais bien l’œuvre de Picasso, mais il était important de faire intervenir des musicologues pour un tel sujet. J’ai beaucoup travaillé avec Élise Petit, musicologue et conseillère musicale de l’exposition, qui m’a notamment aidée à construire le parcours musical en retrouvant des enregistrements d’époque, et qui signe dans le catalogue un essai sur la musique légère dans le Paris de la Belle Époque. Dans le catalogue, Francesc Cortès nous parle également de la musique flamenco de Málaga. Mais il y a aussi les interventions de l’acousticien Bruno Guiganti, du luthier Gilles Chancereul, du chef-d’orchestre Clément Mao-Takacs, etc., à côté de spécialistes de Picasso comme Androula Michael ou Peter Read (spécialiste de la poésie de Picasso), etc. Notre ambition était de rendre compte de la pluridisciplinarité du sujet de l’exposition « Les musiques de Picasso ». Les éditions Gallimard ont été formidables pour cela. L’éditeur du catalogue, Jean-François Colau, nous a fait confiance et nous a permis d’écrire plus d’une vingtaine d’essais dans le livre. Rendez-vous compte : plus de 600 000 signes !
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Cécile Godefroy : "La musique, dans l’imaginaire de Picasso, a à voir avec la tradition"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°736 du 1 septembre 2020, avec le titre suivant : Cécile Godefroy : "La musique, dans l’imaginaire de Picasso, a à voir avec la tradition"