Ne vous fiez pas à la longue barbe blanche et au chapeau arborés par Camille Pissarro sur les photographies. Anarchiste enflammé, l’artiste n’avait rien d’un père tranquille. Deux expositions à Paris et une exposition à Pontoise renouvellent notre regard sur le premier des impressionnistes.
Et celle-là ? Elle était pourtant gentille, la pauvre fille. » Cette « pauvre fille » se jette d’un pont, sous le regard de la foule. Le dessin, à la plume, a été annoté à la main par l’artiste. Son titre : Le Suicide de l’abandonnée. Son auteur : Camille Pissarro, le peintre du rythme des saisons et des causettes des matins de printemps, des marchés, des paysages marins, des grandes avenues parisiennes.
Parfaitement. À la fin de l’année 1889, l’artiste, âgé de 59 ans, compose pour ses nièces un album de vingt-huit dessins, Turpitudes sociales, pour sensibiliser celles-ci aux idées anarchistes qui sont les siennes. « Je ne crois pas avoir dépassé l’expression de la vérité », écrit-il aux jeunes filles pour accompagner ce recueil de dessins féroces et satiriques, accompagnés de textes choisis et recopiés pour la plupart du journal La Révolte, signés par le militant anarchiste Jean Grave.
Aujourd’hui reconnu comme le père de l’impressionnisme, Camille Pissarro est à l’honneur cette saison dans deux musées parisiens. Tandis que le Musée Marmottan Monet lui consacre une rétrospective sous le titre « Pissarro, le premier des impressionnistes », le Musée du Luxembourg se concentre sur les deux dernières décennies de la carrière du peintre, dans le village d’Éragny-sur-Epte, et met en avant les convictions anarchistes de Pissarro. Une occasion de décaper notre regard. Car, à première vue, dans ses scènes et ses paysages, pas de trace de violence ou de révolte. Et pourtant…
Pissarro l’aventurier
Pourtant, toute sa vie, et dans son art, Camille Pissarro brûle comme un volcan. Il naît en 1830 dans une famille juive, propriétaire d’une florissante quincaillerie, sur l’île antillaise de Saint-Thomas. « Il a eu la veine de naître aux Antilles, là, il a appris le dessin sans maître », a confié à son sujet son ami Paul Cézanne. Du reste, Pissarro n’aura jamais de goût pour les maîtres, quels qu’ils soient. Est-ce un hasard si l’année de sa naissance est précisément celle de la chute de Charles X, dernier roi de droit divin ? Son successeur, Louis-Philippe, sera « roi des Français » en vertu de la nouvelle constitution. Pissarro aura peu de déférence pour les traditions, l’autorité parentale et le qu’en-dira-t-on bourgeois : il se revendique « libre-penseur ». Envoyé à 12 ans faire ses études à Paris et rentré au pays cinq ans plus tard avec un goût affirmé pour le dessin, il rencontre sur le port, en 1850, à 20 ans, un peintre danois, Fritz Melbye, qui parcourt le monde à la recherche de paysages exotiques pour ses tableaux.
Bientôt, Pissarro largue les amarres pour le suivre au Venezuela. « Étant à Saint-Thomas, en 52, commis bien payé, je n’ai pu y tenir. Sans plus de réflexion, je quittai tout et filais à Caracas afin de rompre le câble qui m’attachait à la vie bourgeoise. Ce que j’ai souffert est inouï, c’est évident, mais j’ai vécu », se rappellera-t-il. Entre les deux artistes, pas de relation de maître à élève. Avec Fritz Melbye, le jeune Pissarro inaugure un mode de collaboration inédit dans l’histoire de l’art, loin d’un compagnonnage classique où l’on emprunte l’un à l’autre et qu’il répétera avec d’autres peintres, plus jeunes, Cézanne, Gauguin ou Seurat, puis avec ses fils : « Ce système qui le stimule démultiplie l’efficacité autocritique de sa propre expérience en lui permettant d’éliminer des options esthétiques ou techniques par l’observation de la production de ses confrères. Il contribue à enrichir constamment sa vision », observe le directeur des Musées de Pontoise Christophe Duvivier dans le catalogue de la rétrospective du Musée Marmottan. De retour en France en 1855, Pissarro délaisse rapidement l’École des beaux-arts qui rassurait son père pour divers ateliers libres, comme ceux de Jean-Baptiste Corot, et l’Académie suisse. Il s’y lie notamment avec Ludovic Piette, qui va devenir un de ses amis les plus intimes, Guillaumin, Monet et Cézanne. Il est possible qu’un ami de ce dernier l’initie alors à l’anarchisme.
Sortir du système
Bientôt, l’anarchisme se retrouve dans les combats artistiques du peintre – on oublie trop souvent le caractère révolutionnaire de l’impressionnisme à la fin du XIXe siècle. Après 1870, Pissarro n’expose plus au Salon, organisé alors par des membres élus ou nommés par l’État, appartenant pour la plupart à l’Académie des beaux-arts et favorisant les genres traditionnels. Cette année-là, face à l’avancée de l’armée prussienne, le peintre a embarqué avec sa famille pour Londres. Il y a rencontré Paul Durand-Ruel, qui deviendra son principal marchand. Pourquoi, finalement, rechercher la consécration des officiels si l’on peut vivre de sa peinture autrement, en innovant ? Finie la peinture d’antan, au diable l’académisme !
Le 15 avril 1874, dans les locaux du photographe Nadar, Pissarro, Monet, Renoir, Sisley, Degas, Berthe Morisot ou encore Guillaumin font un pied de nez au Salon en inaugurant la première exposition collective organisée par la « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc. ». Pissarro présente un paysage hivernal, Gelée blanche à Ennery. « Qu’est-ce que c’est que ça ? [...] Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile sale. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière », s’offusque le critique Louis Leroy. Outré, ce dernier qualifie de façon péjorative les artistes du groupe d’« impressionnistes ».
Jusqu’en 1886, sept expositions suivront. Pissarro est le seul du groupe à participer à chacune. Certains de ses amis tentent de le ramener dans le sillon. « Il faut arriver à faire du bruit, à braver et à attirer la critique, à se mettre en face du grand public. Vous ne pourrez arriver à tout cela qu’au Salon », le met en garde son ami le collectionneur et critique Théodore Duret. En vain. « Malgré ces conseils insistants, Pissarro reste persuadé que sa carrière ne peut s’épanouir qu’en sortant du système », insiste dans le catalogue Claire Durand-Ruel Snollaerts, commissaire de la rétrospective. Pissarro n’aura de cesse de dénoncer la capitalisation de l’art. En 1893, il conseillera à son fils Lucien d’envoyer ses œuvres à l’éphémère coopérative néo-impressionniste, qualifiée par Paul Signac de « groupement anarchiste », comme il s’enflammera contre la figure du galeriste, « affairiste », qui nuit au « profit du travailleur ».
Pourtant, ses paysages, ses promeneurs, ses paysans apparaissent bien éloignés de la lutte politique et du soulèvement des peuples. Et pour cause, Pissarro n’est pas un peintre de propagande. Pour lui, l’art ne doit pas être une illustration d’idées politiques. Il partage la vision de l’art du Russe Pierre Kropotkine, qui, après la mort de Proudhon en 1865, prend la relève de la pensée anarchiste en Europe : selon lui, les hiérarchies culturelles seraient balayées au sein d’une société anarchiste. La sensibilité artistique de chacun pourrait s’épanouir librement. « Y a-t-il un art anarchiste ? Oui ? Décidément, ils ne comprennent pas. Tous les arts sont anarchistes – quand c’est beau et bien ! », pense Pissarro.
Défier le goût établi
S’il est anarchiste dans sa peinture, c’est donc bien en défiant, toujours, le goût établi. « C’est curieux, le travail au point, avec le temps, la patience, petit à petit, on arrive à une douceur étonnante […]. Le point est encore capable d’effrayer nos charmants bourgeois », écrit-il ainsi à son fils Lucien en 1886. Dans les années 1880, Pissarro s’intéresse en effet au divisionnisme, fasciné par la méthode de division des touches de couleurs s’entrecroisant mise en œuvre par Seurat. Et tant pis si son marchand Paul Durand-Ruel a une aversion pour cette technique. L’artiste, qui s’est installé loin de Paris, dans le village d’Éragny, à deux heures de Paris, en 1884, entend bien poursuivre dans cette voie malgré ses détracteurs.
Comme lui, comme Signac, Seurat est anarchiste. Pissarro se lie alors d’amitié avec les amis du peintre, en particulier Maximilien Luce, dont il partage les pensées anarchistes. Il fait la connaissance de Louise Michel, comme du militant anarchiste Jean Grave. Il apporte à ce dernier un soutien financier, comme aux familles d’anarchistes emprisonnés ou en exil. En juin 1894, après l’assassinat de Sadi Carnot, président de la IIIe République, par l’anarchiste italien Caserio, Pissarro est recherché par la police comme d’autres de ses amis anarchistes non violents. Il fuit en Belgique. Son dessin Le Semeur paraît sur le frontispice d’une édition réalisée par Pierre Kropotkine pour une conférence anarchiste organisée à Londres. À son retour en France, Pissarro contribue au journal de son ami Jean Grave, Les Temps nouveaux, pour lequel il exécute des lithographies défendant la cause anarchiste, et s’engage contre l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus. Mouvementée sur le plan politique, l’année 1894 ne l’est pas moins pour Pissarro dans le domaine artistique. Cette même année, il écrit à Paul Signac, son frère en anarchisme, pour affirmer à nouveau sa liberté. Son but ? Convaincre son ami de renoncer à cette technique néo-impressionniste qui « paralyse et gèle » pour « évoluer vers un art plus proche de la sensation, plus libre et plus en accord avec (sa) nature ». Lui-même ne craint pas de revenir à l’impressionnisme. Dans son village éloigné de la capitale, il est le seul artiste à oser le faire.
Il faut dire que là, son « jardin », qu’il peint avec sensibilité, est en parfait accord avec ses idéaux : « Le jardin de Monet était un vrai jardin, tout simplement : pensé, conçu et réalisé par Monet lui-même. Son œuvre ultime (…) Un jardin fait par Monet pour Monet, n’ayant d’autre but que le plaisir de l’œil, dont la création et l’entretien nécessitaient un travail considérable et d’importants moyens financiers. À Éragny, les champs de Pissarro étaient de vastes étendues appartenant aux paysans du voisinage, se déployant des limites de son propre potager jusqu’au village de Bazincourt », relèvent les commissaires Joachim Pissarro et Alma Egger dans le catalogue de l’exposition « Pissarro à Éragny. La nature retrouvée », au Musée du Luxembourg. Comme si, avant de mourir, Pissarro avait enfin trouvé son Acadie.
1830 - Naissance à l’île de Saint-Thomas, colonie danoise des Antilles
1855 - Débute sa formation d’artiste peintre à Paris, fréquente l’Académie suisse où il fait la connaissance de Monet, Guillaumin et Cézanne
1874 - Première exposition impressionniste dans l’atelier de Nadar ; Pissarro est le doyen du groupe
1894 - Après l’assassinat du président Sadi Carnot, Pissarro est recherché par la police pour ses liens avec le milieu anarchiste. S’exile un temps en Belgique
1903 - Meurt à Éragny, en région parisienne
1980-1981 - Dernière rétrospective à Paris au Grand Palais
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Camille Pissarro, l’anarchiste
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Abonnez-vous dès 1 €« Camille Pissarro, le premier des impressionnistes », du 23 février au 2 juillet 2017. Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, Paris-16e. Ouvert de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 11 et 7,50 €. Commissariat : Claire Durand-Ruel Snollaerts et Christophe Duvivier. www.marmottan.fr
« Pissarro à Éragny. La nature retrouvée », du 16 mars au 9 juillet. Musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, Paris-6e. Tarifs : 12 et 8,50 €. Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 19 h. Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais. Commissaires : Richard Brettell et Joachim Pissarro. museeduluxembourg.fr
« Camille Pissarro. Impressions gravées », du 19 mars au 11 juin 2017. Musée Tavet-Delacour, 4, rue Lemercier, Pontoise (95). Ouvert du mercredi au dimanche de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h. Tarifs : 4 et 2 €. Commissaire : Christophe Duvivier. www.ville-pontoise.fr
Légende Photo :
Affiche de l'exposition du musée Marmottan Monet
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Camille Pissarro, l’anarchiste