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Cahier de classe, d’Eugène Delacroix

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 février 2023 - 1037 mots

Extraordinaire, une exposition aux Beaux-Arts de Paris explore le gribouillage dans l’œuvre des artistes, quand confluent le goût de l’étude et du revenir, la manumission et l’incontinence. Exemple avec une feuille de jeunesse de Delacroix.

Eugène Delacroix (1798-1863), Cahier de classe, 1815, plume et encre noire, fol. 1, 22 x 17 cm Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. © INHA
Eugène Delacroix (1798-1863), Cahier de classe, 1815, plume et encre noire, fol. 1, 22 x 17 cm Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art.
© INHA

Tous les artistes l’ont pratiqué. Comme tout un chacun, dessinateur du dimanche ou béotien irréparable. Eux pour essayer de fouiller une forme rebelle, pour revenir à ses linéaments fuyants, reprenant sans cesse un même motif – visage, main, arbre ; nous, vissés au combiné d’un téléphone, bloc-notes à portée de main pour faire passer le temps, ou le tromper, sans génie, mus par ce défoulement qui semble contrarier l’ennui. D’autres en ont fait un art, une forme à part entière, érigeant ce prétendu gribouillage en forme définitive, capable de dire la singularité inentamée, le royaume de l’enfance retrouvée ou du geste pur, sans civilité, presque sans civilisation. Les premiers appartiennent à la Renaissance ou au XXe siècle, ont pour nom Mino da Fiesole, Titien ou Alberto Giacometti, ont noirci des feuilles ou blanchi des murs de figures itératives, souvent inachevées. Les seconds s’appellent Cy Twombly, Pierre Alechinsky ou Jean Dubuffet : leurs œuvres sacrent une liberté retrouvée, volontiers originelle. Tous auront gribouillé et leurs œuvres, magistralement présentées aux Beaux-Arts, après la Villa Médicis à Rome, et quoiqu’elles trahissent des typologies variées, illustrent un enjeu plastique qui ne saurait en aucun cas être anecdotique.

Premiers griffonnages

Une des feuilles les plus éloquentes, et sans doute des plus poignantes du corpus présenté aux Beaux-Arts, est assurément celle conçue par le jeune Eugène Delacroix (1798-1863), prélevée sur l’un des cahiers qu’il tint au prestigieux lycée impérial de Paris entre 1811 et 1815. Peuplés par une obsession pour le dessin, dont on pressent combien elle dut consoler de la discipline presque militaire d’un apprentissage académique, ces modestes cahiers connurent une postérité énigmatique et sont aujourd’hui la propriété jalouse de l’Institut national d’histoire de l’art, certain de tenir là les premiers griffonnages du génie…

La prégnance du réel

Le griffonnage n’est pas nécessairement synonyme de pure divagation. Pour preuve, cette humble feuille représente, en son centre, un homme selon un profil numismatique parfait, exercice de style par excellence. Delacroix, dix-sept ans, donne ici à voir un personnage, dont on saisit sans peine l’âge avancé, qu’il encadre d’une architecture (colonne ionique et frise) hors proportion et d’un feuillage exubérant. Cohabitent donc des essais concomitants et concurrents, des formes indifférentes à la cohérence qui disent les mouvements de la pensée que rien ne dompte. Cela dit, il y a du style dans ce motif de peu. Mieux, des effets de style : le mouvement de la plume vient, par hachures, ombrer le fût de la colonne ou la tempe du visage, engendrer des effets de clarté et d’obscurité, en un mot une épaisseur. Le motif de la pipe, quant à lui, cohabite avec cette figure de profil, comme si l’imagination débridait la main de manière irrésistible. Gribouiller pour hybrider.

Le règne de l’informe

Toutes les œuvres de l’exposition l’attestent : le gribouillage est indifférent à l’orthodoxie rétinienne. Passant, repassant, revenant, s’oubliant, la main enfante – littéralement, comme un enfantillage – des formes premières, archaïques, étranges. Qu’est-ce que je regarde ? Que vois-je ? Tant la réponse s’impose, parfois le sens se dérobe. Cette feuille d’écolier, qui héberge de l’obvie et de l’obtus, fait ainsi osciller notre principe de reconnaissance. Je vois des personnages, des pipes, un bonnet phrygien puis des formes indécidables, comme, sur la gauche, ce motif simple et nu – un nuage, un bonhomme, peut-être – surplombant un écheveau de lignes coiffant une macule. Le gribouillage se distingue assurément par sa dimension souvent anaphorique, par une main qui revient inlassablement à un même motif, ainsi que par son intention suspendue, comme si son auteur avait dû, volontairement ou non, passer à autre chose. Serait-ce cela une pensée en acte ?

La pulsion de la tache

Qu’est-ce qui, dans ce cahier d’écolier élaboré au lycée impérial, l’actuel lycée Louis-le-Grand, appartient au ressort du désir et de la volonté ? Qu’est-ce qui échappe au conscient dans ces feuilles de papier vergé du XVIIIe siècle, de format in-folio, coupées et pliées en quatre puis cousues pour former ces cahiers poignants de soixante pages ? Car certes la main veut, peut, mais parfois la main rate ou le vœu ne se forme pas. Ici des motifs dominés par le geste sûr de son droit, là des scories, des macules, des souillures. Pas de pureté : l’impur est le royaume du gribouillage. Par conséquent, si ces taches aquarellées, rouge sang, viennent rehausser de leur couleur vive la noirceur de l’encre, elles constituent les suaires d’une gestualité incontinente, soudaine, pulsionnelle. La tache fait tache. C’est son sens, et sa folie. Elle se refuse à être circonscrite. Le geste bave, l’imagination fuit, fuite. Un griffonnage est une œuvre, mais aussi un travail en cours. Participe présent de la création. Work in progress qui tolère la souillure et l’éclaboussure, quand la création gicle.

La ferveur de l’écrit

Sur cette feuille, composée durant ses humanités, les mots et les choses s’emmêlent car le jeune Delacroix apprend (le latin, l’italien) et explore (le visible). Un professeur, en ce lycée impérial marqué par une discipline militaire, va jusqu’à s’en plaindre à la mère de l’artiste en herbe, soi-disant peu concerné par l’enseignement académique : « Madame, votre fils devrait étudier la ronde-bosse, plutôt que de rêver sur les bancs du gymnase. Le latin et le grec, c’est pour lui le profil de César et le cheval d’Alexandre. Il n’apprend pas ses déclinaisons. » Pourtant, et son Journal l’atteste sans pareil, Delacroix ne cessera d’affiner et d’affirmer son goût violent pour le verbe, ainsi que pour les subtilités de la langue. Et, du reste, les mots soigneusement calligraphiés ne jouent-ils pas à traduire, dans la langue de Dante, son patronyme – la locution « il signor della croce » étant la version transalpine de « monsieur Delacroix » ? Le gribouillage, comme un jeu infini avec le grand lexique du monde…

 

1798
Naissance le 26 avril à Charenton-Saint-Maurice
1816
S’inscrit à l’École des beaux-arts
1822
Expose au Salon
1831
Voyage au Maroc
1846
Rencontre Baudelaire
1857
Après plusieurs échecs, élu à l’Institut des beaux-arts
1863
Décès. Vente de son atelier un an plus tard
« Gribouillage / Scarabocchio. De Léonard de Vinci à Cy Twombly »,
jusqu’au 30 avril 2023. École des beaux-arts de Paris, Palais des beaux-arts, 13, quai Malaquais, Paris-6e.
Du mercredi au dimanche de 13 h à 19 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h.
Tarifs : 5, 10 ou 15 €.
Commissaires : Francesca Alberti, Diane Bodart, Anne-Marie Garcia et Philippe-Alain Michaud.
beauxartsparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°762 du 1 mars 2023, avec le titre suivant : Cahier de classe, d’Eugène Delacroix

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