Architecture

Brutalisme, vous avez dit « brutalisme »

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 14 octobre 2013 - 938 mots

À l’occasion de l’exposition « Le Corbusier et la question du brutalisme », décryptage de ce mouvement qui, plus qu’un style, fut une philosophie architecturale, sinon une idéologie politique.

1. DU BÉTON BRUT  AU « NEW BRUTALISM »
Le Corbusier aimait à user des termes béton brut pour décrire ce béton coulé sur le chantier même dans des coffrages en bois, et avec lequel il a construit nombre d’édifices après la Seconde Guerre mondiale. Tiré du mot brut et apparu, selon l’historien anglais Reyner Banham, au début des années 1950 dans les milieux suédois et britanniques, le vocable brutalisme, lui, désigne d’abord une architecture de forme pure, à l’instar des réalisations d’une autre figure du Mouvement moderne, Mies van der Rohe. L’époque est alors à la reconstruction, et la réflexion sur les méthodes de conception montre que le béton « brut » permet d’ériger des bâtiments de manière peu coûteuse. D’où cette architecture « brutaliste », qui fleurit entre les années 1950 et le milieu des années 1970, notamment en Europe. Au Royaume-Uni, en 1953, sous la houlette des architectes Alison et Peter Smithson, naît le « New Brutalism », lequel se donne notamment pour mission d’installer une posture critique face au Style international dérivé du Mouvement moderne et désormais considéré comme un nouvel académisme.

2. LE ROMANTISME DU MAL FOUTU
Que ce soit pour la Cité radieuse à Marseille, pour le Secrétariat, la Haute Cour et le palais de l’Assemblée à Chandigarh (Inde), ou pour les maisons Jaoul à Neuilly-sur-Seine, Le Corbusier a expérimenté à l’envi le béton « brut ». Déjà, en 1923, dans son livre Vers une architecture, il écrivait : « L’architecture, c’est, avec des matériaux bruts, établir des rapports émouvants. » En 1962, dans un entretien avec le journaliste Georges Charensol, il explique : « J’ai eu l’occasion d’employer enfin le béton. Par la pauvreté des budgets que j’avais, je n’avais pas un sou, et c’est aux Indes que j’ai fait ces premières expériences. J’ai fait du béton brut et, à Marseille, je l’avais fait également de 1947 à 1952. Du béton brut, ça a révolutionné les uns et j’ai fait naître un romantisme nouveau. C’est le romantisme du mal foutu. » Plus tard, d’aucuns jugeront que l’esthétique brutaliste est « froide », voire totalitariste. Sa nature abstraite rendra le style inamical, antisocial même, l’introduction de telles structures dans un environnement construit apparaissant comme hors de propos, étrangère.

3. L’ARCHITECTURE SANS FARD DES SMITHSON
Le style brutaliste a notamment été engendré par des projets gouvernementaux destinés à créer des structures fonctionnelles à bas prix, comme des logements à loyer modéré. À l’image de forteresses, les constructions « brutalistes » sont, en général, très linéaires, car formées avec une géométrie angulaire marquée et répétitive, et donc un béton laissé « brut ». Bien que ce matériau soit le plus largement associé à l’architecture brutaliste, tous les bâtiments ayant une peau de béton ne sont pas considérés comme brutalistes et tous les bâtiments brutalistes ne sont pas en béton. Un édifice peut aussi montrer une qualité brutaliste par son apparence monolithique et sans apprêt, ou parce qu’il dévoile des matériaux ou des équipements structurels habituellement dissimulés. Les autres matériaux brutalistes incluent la brique, le verre, l’acier, la pierre grossièrement taillée ou les gabions. Alison et Peter Smithson ont édifié plusieurs projets en brique. Mais leur projet-manifeste est l’école secondaire de Hunstanton, dans le Norfolk (Royaume-Uni), réalisée entre 1949 et 1954. À l’intérieur comme à l’extérieur, les briques sont laissées apparentes. Avec ses finitions brutes et un manque délibéré de raffinement, la réalisation s’exhibe « sans fard ».

4. LE BRUTALISME ACÉRÉ DE PAUL RUDOLPH
Formé à la Harvard Graduate School of Design par le célèbre architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, l’Américain Paul Rudolph (1918-1997) fait partie de ce courant brutaliste qui essaima aux États-Unis. Il a produit une œuvre abondante et diversifiée grâce au boom constructif de l’après-guerre. Mais c’est à n’en point douter son école d’architecture pour l’université Yale, à New Haven dans le Connecticut, qui lui apportera une grande renommée et que certains voient comme la pièce maîtresse de sa production. C’est en effet dans cet édifice que Paul Rudolph exprime toute l’essence de sa pensée architecturale. Celui-ci est le résultat d’un duel entre « forces externes » – l’environnement, l’esthétique – et « forces internes » – le programme, les fonctions. L’architecte élabore ainsi, à partir de la structure interne du bâtiment, une suite d’espaces dynamiques et, en outre, se sert de l’expressivité des matériaux pour se rapprocher de la sculpture monumentale.

5. LE BRUTALISME SOFT DE MARCEL BREUER
Certes, après-guerre, le style brutaliste a notamment prospéré à travers ces choix politiques de construire des structures fonctionnelles à bas prix. Néanmoins, nombre d’architectes useront de cette esthétique même lorsqu’ils auront des budgets plus conséquents, louant son « honnêteté », ses qualités plastiques, mais, sans doute aussi, sa nature intransigeante et antibourgeoise. Marcel Breuer, lui, est connu pour avoir une approche plus « soft » du style brutaliste, privilégiant souvent la courbe à l’angle droit. À Flaine, dans les Alpes françaises, il dessine, entre 1960 et 1976, une station de ski toujours en activité. Perchés à 1 800 m d’altitude, tous les immeubles, bas ou hauts, sont en éléments de béton préfabriqués, et les spectaculaires parties en porte-à-faux feront sa réputation. Mais sa réalisation la plus célèbre reste le Whitney Museum, à New York, une œuvre exemplaire de l’école brutaliste dans laquelle quatre étages s’élèvent en console progressive sur la rue pour former un parfait monolithe dont la seule ouverture est une baie percée au centre de la façade, tel un œil de cyclope.

« Le Corbusier et la question du brutalisme »

J1, place de la Joliette, Marseille (13). Jusqu’au 22 décembre 2013. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 12 h à 18 h. Tarifs : 5 et 10 €. www.mp2013.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Brutalisme, vous avez dit "brutalisme"

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