En l’an 1500, barrant sud-ouest sur les gouffres atlantiques, le Portugais Pedro Alvares Cabral accostait sur une terre inconnue. La conquête du Brésil pouvait commencer. Pour célébrer les 500 ans de cette découverte, et alors que la Maison de l’Amérique latine dévoile les splendeurs de l’École de Quito, le Petit Palais aborde le domaine encore inexploré du Baroque brésilien. Trois cents sculptures, peintures, éléments architectoniques révèlent au public français et européen les avatars du mouvement issu de la Contre-Réforme en cette lointaine contrée. Où l’on découvre un artiste étonnant, l’Aleijadinho, le « petit estropié », dont le génie lui vaudra le surnom de « Michel-Ange brésilien ».
PARIS - En matière d’exposition, il y a les grand-messes qui célèbrent, à échéance régulière, dans une manière d’exercice de style imposé, les talents devenus classiques de l’histoire de l’art. À l’opposé, on note celles, plus audacieuses, qui sortent des sentiers battus et s’attaquent au terrain vierge des idées et des formes. Ce sont bien sûr les plus innovantes ; les plus risquées aussi, car elles ne suscitent pas d’emblée l’adhésion du public. L’exposition qui vient de s’ouvrir au Petit Palais relève assurément de cette catégorie.
De l’art baroque brésilien, on ne connaît pratiquement rien. Le sujet est tout bonnement absent de l’enseignement des universités ou de l’École du Louvre, où l’art colonial, considéré comme une “provincialisation”, est hélas cruellement ignoré. En 1956 pourtant, Germain Bazin soutenait sa thèse sur le sujet et soulignait toute la puissance de l’art d’Antonio Francisco Lisboa, dit “l’Aleijadinho”, situant au Brésil, avec cet artiste hors pair, l’apogée du mouvement baroque né deux siècles plus tôt de l’autre côté de l’Atlantique. Quarante ans plus tard, Édouard Pommier, commissaire de l’exposition pour l’Union latine, et Gilles Chazal, conservateur du Petit Palais, apportent une illustration éclatante à l’idée défendue par leur prédécesseur. Avec pour compagnon de route Angelo Oswaldo, commissaire brésilien de l’exposition, ils ont sillonné des mois durant le vaste pays, ramenant de leurs pérégrinations quelque 300 pièces, parmi les plus belles. Le trio s’est parfois heurté au refus des communautés locales, comme à Sabará ou à Congonhas où les habitants n’ont pu se résoudre à se séparer de statues ou de bustes-reliquaires, partie intégrante de leur vie locale et religieuse. “Ces aléas témoignent combien ces objets constituent là-bas un patrimoine vivant”, note Édouard Pommier ; combien aussi, les Brésiliens se reconnaissent dans l’héritage baroque, première culture urbaine du pays et expression viscérale de leur identité.
Un génie contrefait
L’exposition s’intéresse tout d’abord aux conditions qui ont permis au Baroque de s’épanouir pleinement au Brésil. “La canne à sucre, dans le Nord-Est, aux XVIe et XVIIe siècles, l’or et les diamants au XVIIIe, surtout dans le Minas Gerais, à l’intérieur du pays, ont entraîné une fabuleuse accumulation de monuments et d’œuvres d’art”, souligne Angelo Oswaldo. Outre cette prospérité économique, la société brésilienne coloniale constitue un milieu humain propice à l’épanouissement du Baroque. Elle forme en effet une humanité mêlée où se côtoient les tribus indiennes, sortant tout juste du paléolithique, les esclaves noirs, arrachés à leurs traditions africaines, et les cadres de l’administration portugaise, bientôt élevés à l’esprit des Lumières. Chacune de ces communautés crée ses propres chapelles et paroisses, dans une émulation qui stimule l’activité artistique. Le Baroque, art du sentiment, art malléable, jamais théorisé par ses initiateurs romains, suscite l’adhésion des communautés qu’il réconcilie autour d’un langage commun. En retour, l’intégration d’influences bigarrées permet au mouvement d’avancer et d’atteindre son aboutissement. Dans cette éclosion de l’apothéose du Baroque brésilien, il faut enfin, et surtout, souligner le rôle d’une personnalité remarquable : l’Aleijadinho. “Fils d’un architecte portugais et d’une esclave noire, il incarne à lui seul cette synthèse constitutive du baroque brésilien”, déclare Édouard Pommier. Un véritable mythe entoure le personnage. Les doigts mutilés par une maladie incurable, il se faisait attacher ses instruments de travail à ses moignons et travaillait la nuit pour ne pas être vu.
Avec une quinzaine d’œuvres, l’exposition montre comment l’Aleijadinho substitue à l’art de la côte, encore très proche des modèles portugais, des formes beaucoup plus vivaces et démonstratives jouant sur l’ample registre des sentiments humains, restitués ici dans tout leur paroxysme. Et si, à propos de l’École de Quito, on peut évoquer une élégance, une “grâce baroque”, le Baroque brésilien est, lui, viscéralement expressionniste, reflétant d’une certaine façon les tourments de son principal auteur. Outre le bel ensemble d’Aleijadinho, véritable quintessence du Baroque brésilien, le visiteur se laissera surprendre, au hasard des salles, par des œuvres sans âge, impossibles à dater si l’on ne connaissait le contexte de leur découverte. Parmi elles, le Christ du Musée d’art sacré de São Paulo, que Gilles Chazal qualifie de “baroque roman”. Roman par la dignité austère qui émane de son corps meurtri ; baroque par ses genoux écorchés vifs et ses veines saillantes, restituées avec tant de réalisme qu’on croit y voir couler un divin fluide.
Cette remarquable sélection d’œuvres est servie par une scénographie non moins pertinente. Son auteur, Massimo Quendolo, déjà remarqué pour l’exposition “La mort n’en saura rien” au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, signe ici une mise en scène présente mais discrète, déclinant tout au long du parcours un concept fort : la courbe, l’élément phare de la rhétorique baroque. Les cimaises sombres – violet ou vieux rose – adoptent ainsi des contours successivement convexes et concaves, ou des profils elliptiques rappelant les plans centrés des églises du Minas ou de Bahia, alors qu’au plafond, à mi-hauteur, sont suspendues des reproductions de panneaux en bois peint de ces mêmes lieux. L’enjeu est de créer des espaces intimes, baignés d’une lumière théâtrale, qui conviennent bien à ces objets de culte. Le contexte originel des œuvres est évoqué par des photographies de l’Italien Ferrante Ferranti. Dans l’espace d’accueil, qui entame le parcours initiatique, les églises du Minas ou de Bahia affichent sur des panneaux monumentaux leurs façades cinétiques et blanches, se découpant magistralement sur des cieux bleus profonds. Véritable invitation au voyage, elles constituent une belle métaphore de l’essence même du Baroque, cet art prophétique qui visait à rapprocher “ciel et terre”, comme le suggère le sous-titre de l’exposition.
Entre Ciel et Terre, jusqu’au 6 février, Petit Palais, avenue Winston Churchill, tél. 01 42 65 12 73, tlj sauf lundi 10h-17h, jeudi 10h-20h. Catalogue, Union latine, 520 p., 330 ill. couleurs, 380 F. ISBN 2-90-9290-21-2.
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Brésil, l’âme baroque
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°93 du 19 novembre 1999, avec le titre suivant : Brésil, l’âme baroque