Art contemporain

Boltanski, rétrospective ou œuvre en soi ?

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 23 décembre 2019 - 837 mots

PARIS

L’exposition du Centre Pompidou est conçue comme une grande installation, un voyage dans une mémoire à la fois singulière, collective et anonyme. Dans une atmosphère de recueillement, des stations évoquent l’oubli, le deuil, le temps qui passe….

Paris.« Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » : l’inscription qui accueillait les damnés dans L’Enfer de Dante aurait parfaitement sa place à l’entrée de l’exposition de Christian Boltanski au Centre Pompidou. On ne sort pas indemne de cet univers sombre où la vie et la mort cohabitent. Pourtant, pas de cadavres ni d’images d’horreur ici. À peine un pendu et quelques diablotins qui font partie d’une danse macabre exécutée par des ombres projetées sur un mur (Théâtre d’ombres, 1984-1997). Plus explicites sont les cercueils recouverts de tissu noir, installés à hauteur variable (Les Tombeaux [1996] ou Mes morts [2002]), des portraits de disparus, accompagnés par des plaques portant deux dates, celle de la naissance et celle de la mort, unies par un trait.

Chez Boltanski, les vivants et les morts se côtoient sans distinction. Présentées dans une semi-obscurité, encadrées et éclairées par de petites lumières, des photographies baignent dans un climat mélancolique et funèbre à la fois. Alignés sur les murs, ces visages multiples forment des « iconostases » laïques et ténébreuses (Autel Chases, 1988). Le léger halo qui les entoure laisse une part importante aux ténèbres qui les dématérialisent. Ni morts ni vivants, ils sont comme foudroyés par la vie. Mais, malgré les titres qui désignent clairement un rituel commémoratif – Reliquaire, 1990 –, la provenance comme la date des photos demeurent volontairement imprécises. On ne saura si ces enfants ou ces adultes ont été des victimes, ou s’il s’agit seulement d’anonymes dont l’existence nous restera inconnue à jamais.

Car Boltanski ne croit guère à la reconstitution d’une mémoire « attestée » ou « certifiée », et n’a de cesse d’introduire le doute, d’inventer une histoire collective anonyme et incertaine.

En dépit de cette incertitude, l’artiste transforme les salles du Centre Pompidou en un lieu de mémoire grâce à l’attention qu’il porte au rapport entre les composants de l’œuvre et l’espace dans lequel elle est installée. Sa mise en scène parfaitement maîtrisée, conçue en collaboration avec l’architecte et scénographe Jasmin Oezcebi, lui permet de greffer des souvenirs, vrais ou fictifs, sur des parois neutres. Ainsi, le parcours conduit le visiteur à travers différentes stations qui traitent du temps, des souvenirs d’enfance, de l’oubli, de la disparition…, quelques lieux communs d’une banalité terrifiante, banalité que certains identifient à la vie qui se dérobe.

Un album intime et collectif

Le plus souvent, ce sont des photos trouvées ou empruntées, celles d’amateurs sans prétention artistique, qui se convertissent en preuves faussement indiscutables d’un univers véritablement fictif. Tirés en noir et blanc, usés, délavés, ces clichés agrandis jusqu’à en devenir flous et qui semblent s’effacer lentement, décrivent des événements quotidiens, racontent une existence d’une trivialité exemplaire (La Réserve des Suisses morts, 199O). « Une vie, c’est une expérience unique, mais c’est d’abord un lieu commun », cette phrase terrible d’Annie Ernaux (Les Années, 2008, éd. Gallimard) résume parfaitement l’intention de Boltanski. On pourrait également parler d’un album d’images, intime et collectif, familier et neutre à la fois. « Je suis un montreur, chacun reconnaît et s’approprie un travail artistique en fonction de son propre vécu », déclare-t-il au sujet de ce grand écart (1). « La beauté de l’art, c’est de parler de son village et du monde, d’être le plus personnel et le plus universel à la fois. […] Ce qu’il y a de plus intime est aussi le plus collectif, de sorte que les œuvres d’art agissent comme une sorte de stimulus, de “je me souviens”. »

Pas plus que ses « personnages », l’artiste ne cherche l’originalité. Selon lui, un créateur a une ou deux idées qui l’assiègent et qu’il travaille durant toute sa vie. Et, de fait, les différentes installations du musée sont un « remake » d’une partition réinterprétée par lui. Pour autant, l’articulation fluide, les effets de transparence voire de fusion entre les différentes salles aboutissent non pas à une rétrospective mais à une œuvre d’art totale au sein de laquelle le spectateur évolue sans être soumis à un parcours déterminé.

On le sait, Boltanski n’est pas insensible au caractère historique ou religieux des lieux choisis. Il peut promener ses personnages, suisses ou non, un peu partout, les « parquer » aussi bien dans une église désaffectée que dans un palais.

Cependant, sa réflexion sur les interactions entre les souvenirs personnels et l’Histoire, entre la mémoire privée et celle publique, prend une tournure paradoxale dans ce lieu consacré à la conservation de la mémoire artistique : le musée. Le terme « inventaire », souvent utilisé par l’artiste ; sa façon de ranger systématiquement les objets dans des vitrines ou dans des boîtes, expriment une vision ironique de la notion de collection et de la vanité muséographique. Ici, la mémoire évoquée par Boltanski est parasitée par ce lieu dénué de mémoire propre mais qui peut endosser toutes les mémoires du monde, dans une mise en abyme vertigineuse.

(1) Entretien avec Élisabeth Lebovici publié dans Libération, 1er novembre 2003.

Christian Boltanski, Faire son temps,
jusqu’au 16 mars 2020, Centre Pompidou, Galerie 1, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°535 du 13 décembre 2019, avec le titre suivant : Boltanski, rétrospective ou œuvre en soi ?

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