PARIS
Trente-cinq ans après la rétrospective que lui offrait le Centre Pompidou en 1984, l’artiste investit un étage du bâtiment avec une mise en scène crépusculaire de son travail, de l’enfance perdue à l’anticipation d’un au-delà.
Finalement, on n’accédera pas à la postérité en allant interviewer Christian Boltanski chez lui, à Malakoff. En entrant dans l’atelier de l’artiste, on aurait pu devenir l’un(e) des figurant(e)s de l’œuvre achetée « en viager » par le collectionneur David Walsh, Les Dernières Années de Christian Boltanski, filmée en temps réel. En 2009, en échange d’une somme versée chaque mois, le plasticien français a en effet imaginé que des caméras enregistrent nuit et jour ses activités. Cela jusqu’à son décès, sur lequel Walsh misait pour 2017. Loin, là-bas, au Museum of Old and New Art (MONA) ouvert sur l’île de Tasmanie par ce mathématicien australien adepte de paris, les faits et gestes quotidiens du septuagénaire continuent donc d’être stockés sur des DVD. La fin du film est prévisible, le suspense forcément indécent. Christian Boltanski ne cesse de le répéter depuis son tout premier livre d’artiste, neuf feuillets réunis par une simple baguette plastique : « On ne remarquera jamais assez que la mort est une chose honteuse. »
En attendant, l’artiste français revient de New York, où il est allé voir The Shed, ce nouveau Centre d’art ouvert dans le quartier d’Hudson Yards, qui l’a laissé dubitatif, et a rendu visite à sa galeriste Marian Goodman, avec laquelle il travaille depuis la fin des années 1980. Il est un peu fatigué. C’est donc par téléphone que nous échangerons. Sa voix évoque celle d’un vieil acteur du Français. On comprend cependant sa lassitude, car les projets importants ne cessent de s’enchaîner à un rythme soutenu. Rançon de la gloire. Son exposition inaugurée le 13 novembre 2019 au Centre Pompidou est d’ailleurs un succès. « On comptait 3 000 visiteurs par jour les premières semaines », assure-t-il. Voilà deux ans qu’il la prépare, en même temps que celle qui tourne en ce moment au Japon. D’un pays à l’autre, les œuvres présentées ne sont pas identiques, mais c’est bien « la même pièce de théâtre qui se joue différemment », résume-t-il. De l’autobiographie plus ou moins fabriquée à l’élaboration d’une mémoire collective. Lui aime donner cette métaphore d’un dîner improvisé avec quelques ingrédients trouvés dans le frigo que « l’on fait revenir pour créer quelque chose de nouveau ». Mais quelque chose susceptible cependant « d’éveiller les sens », comme cet entêtant parfum d’herbe coupée que l’on hume face à l’installation Animitas Chili (2014), vidéoprojection précédée d’un parterre de foin et de fleurs odorant.
Dans les deux cas, à Paris comme à Osaka, il s’agit également de « fausses rétrospectives ». « Faire son temps », au Centre Pompidou, s’articule ainsi autour de deux grandes périodes chronologiques : les œuvres de la fin des années 1960 aux années 1985 (reconstitutions d’inventaires, vitrines d’objets…), puis celles des années 1990-2000 (Monuments, Réserves…). Les grandes compositions photographiques décoratives des années 1980 en sont absentes, car elles ne cadraient pas avec le propos, tandis que les dernières pièces, telles que Misterios (2017) et Animitas (Blanc) (2017), dans lesquelles la figure disparaît, témoignent pour leur part d’« un apaisement ». On se souvient que la fin de la décennie 1980 fut marquée pour l’artiste par plusieurs deuils : celui de son père, puis de sa mère, et qu’il perdit aussi plusieurs amis emportés par le sida. En 1986, son exposition « Leçons de ténèbres », à la Pitié Salpêtrière, avait signifié un tournant dans sa carrière, une orientation plus sombre.
L’exposition, qui s’ouvre et se clôture sur deux signaux de Départ et d’Arrivée constitués d’ampoules de couleur aux fils pendants, forme récurrente dans l’œuvre de Boltanski depuis 1984, se présente comme un voyage au long cours à travers un paysage spectral. Pour créer un effet d’immersion, l’espace de la Galerie 1 a été métamorphosé par l’architecte-scénographe Jasmin Oezcebi en une sorte d’ample labyrinthe faiblement éclairé. Un train fantôme ?
« La meilleure image que je puisse trouver, c’est celle d’un temple ou d’une église », répond Boltanski, qui ne cache pas, depuis plusieurs années, son intérêt pour le fait religieux – quand ce furent d’abord les stéréotypes de la photographie amateur qui furent au centre de son travail, à l’époque où son frère aîné, Luc, sociologue, collaborait avec Bourdieu. Une autre grille de lecture. L’artiste poursuit sa comparaison : « On entre dans un lieu où on est un peu perdu, on ne sait pas très bien ce qui s’y passe, et puis on retourne vers la vie, la lumière. » Le musée comme dernier refuge ? « Un jour, raconte Bernard Blistène, directeur du Musée d’art moderne et commissaire de l’exposition, je lui ai demandé : “Quel est l’objet de ton travail ?” Il m’a répondu “L’émotion”. À une époque où il fallait à tout prix s’en garder, où l’œuvre devait être sèche, où le but de l’artiste c’était l’objectivité, lui construisait des fictions, des récits. »
Les Archives du cœur, présentées sur l’île de Teshima, dans la mer intérieure du Japon, en offrent une parfaite illustration. Depuis 2008, les enregistrements de quelque 70 000 battements de cœur y sont conservés, dans un édifice aux allures de cabane de pêcheur. « Lorsqu’on vient écouter le cœur d’un parent disparu, au final, c’est de son absence qu’il s’agit », remarque Boltanski. Lui qui, en 1974, tournait en dérision le rituel funéraire (La Mort du grand-père, 1974) se montre aujourd’hui moins caustique, plus sentimental. Dans Mes Morts (2002), un ensemble de plaques sur lesquelles figurent les dates de naissance et de trépas de quelques-uns de ses proches, c’est un mince tiret qui symbolise la vie écoulée. Littéral ? Lui préfère voir dans ses paraboles des questionnements existentiels, certes, mais laissés sans réponse. Et qui, à défaut d’avoir conservé la dimension corrosive de ses débuts, ne sont dépourvus ni d’ambivalence ni de fragilité dans leur expression. Tel ce dispositif de présentation de Réserve : Les Suisses morts (1991), empilement de boîtes en métal sur lesquelles sont collés des portraits photographiques en noir et blanc, constituant des tours prêtes à s’écrouler à tout moment. Les matériaux pauvres ont toujours été sa marque de fabrique, le papier, le tissu, le fer, les ampoules… offrant un vocabulaire commun à l’affirmation du dérisoire.
Dans La Cache (2015), ouvrage dédié à l’évocation de sa famille excentrique et névrosée, Christophe Boltanski, le neveu de l’artiste, décrit son oncle tel qu’il lui arrivait de le trouver, occupé à « malaxer de la glaise » et s’entêtant à « vouloir donner forme à une matière qui en est l’ennemie. Par un rejet des entreprises durables et de la “vraie sculpture”, il choisissait de préférence des substances molles, des corps limoneux, comme la pâte à modeler, qui finissait par durcir et tomber en poussière. » Au bout du compte, l’ironie du désespoir est donc confortée par l’absurdité même d’une quelconque tentative à vouloir sauver les apparences.
De toute façon, ce qui intéresse aujourd’hui Boltanski, qui avoue passer beaucoup moins de temps dans son atelier, c’est la disparition de l’œuvre « en tant qu’objet fini ». Depuis une dizaine d’années, il s’emploie ainsi à concevoir des pièces que l’on peut reproduire avec des variantes, à la manière dont une partition musicale peut donner lieu à plusieurs interprétations. Personnes, installation comportant une grue piochant au hasard dans une pile de vêtements, créée pour « Monumenta » au Grand Palais en 2010, a ainsi été présentée à l’Armory de New York ainsi qu’au Hangar de la Bicocca à Milan en 2010, puis à Echigo-Tsumari, au Japon, en 2012. Cette dimension nomade est devenue essentielle dans son travail.À ce titre, la création de spectacles le passionne, relève Bernard Blistène. Mi-janvier, c’est dans le parking du Centre Pompidou que se sont jouées les trois représentations exceptionnelles de Fosse, un opéra qu’il a conçu avec le créateur d’éclairages Jean Kalman et le compositeur Franck Krawczyk, vieux complices de scène auprès desquels il a appris à dompter cet « art du temps ». Atmosphère orphique, déambulation libre des spectateurs, l’idée est de proposer l’expérience « d’un art total », avec vidéoprojections et œuvre pour un orchestre (treize violoncelles, six pianos, des percussions et des guitares électriques) et un chœur accompagnant une soprano. La curiosité suscitée en amont est évidemment proportionnelle à l’ambition du dispositif, autant qu’à son caractère insolite et éphémère. De la même façon, l’artiste multiplie volontiers les pièces cachées, que leur emplacement rend difficiles d’accès. « L’œuvre la plus gigantesque que j’ai créée se trouve à Paris, or, personne ne le sait », rappelle-t-il. La Réserve du conservatoire de musique (1991) est en effet située dans un vide sanitaire sous le conservatoire : derrière des portes verrouillées, une salle montre des photographies d’anciennes promos, élèves et professeurs disparus. Dans un couloir, des cartons rangés sur des étagères sont censés contenir leurs archives, si ce n’est que se sont glissés quelques « intrus », tels que l’artiste Roman « Opalko » et Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise pendant l’occupation allemande… « Pour accéder au lieu, il suffit de le demander », assure Boltanski. Quant à l’horloge parlante située dans la crypte de la cathédrale de Salzbourg, l’idée seule de son existence suffit selon lui à la rendre tangible, quand bien même on ne la voit pas. Mieux, les structures métalliques de Misterios, une installation réalisée en 2017 au nord de la Patagonie pour entrer en communication avec les baleines – censées détenir une sagesse millénaire – sont appelées à se dégrader et à disparaître entièrement, afin que seule subsiste l’histoire d’un fou qui voulait que le vent aille porter ses questions aux cétacés géants.
Fabriquer des légendes, c’est le but ultime. Or la distance est selon Boltanski essentielle à la création du mythe. « L’œuvre achetée par David Walsh est intéressante parce qu’elle est en Tasmanie », souligne-t-il. Sans compter que le territoire de Boltanski n’a cessé de s’étendre depuis une dizaine d’années. « Au Japon c’est un dieu vivant, les gens veulent le toucher dans la rue », raconte sa productrice et galeriste Eva Albarran, qui a aussi constaté l’intérêt de plusieurs collections publiques et privées chinoises pour son œuvre. Quant à l’artiste, il aime plus que tout la possibilité de « fuir le monde de l’art » que lui offrent ses voyages. Une autre façon de jouer avec l’absence.
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Portrait d'artiste : Christian Boltanski - Entre faux souvenirs et vérité de l’oubli
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Portrait d'artiste : Christian Boltanski - Entre faux souvenirs et vérité de l’oubli