Après Kiefer et Serra, Christian Boltanski est l’invité cet hiver de la troisième édition de Monumenta au Grand Palais, en même temps qu’il est l’hôte du Mac/Val, à Vitry-sur-Seine. Une exposition duelle conçue comme un grand opéra en deux temps.
« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. » Mais qu’est-ce qui fait donc que je suis encore là alors qu’untel a disparu, que tel autre est au bord du gouffre ? Qui décide donc, là-haut, que c’est au tour de celui-ci, au tour de celui-là ? La mort, la disparition sont au cœur de la démarche de Christian Boltanski. Avec le temps, avec l’âge, l’artiste avoue être de plus en plus préoccupé par cette question majeure de savoir qui préside à notre destinée et à laquelle il lui semble n’exister qu’une seule réponse : Dieu. C’est la main de Dieu qui choisit le moment opportun d’emporter tel ou tel autre dans les limbes.
À l’instar de Rodin se saisissant de La Divine Comédie pour la réalisation de sa Porte de l’enfer, Boltanski a conçu les deux expositions qui lui sont consacrées en ce début d’année, au Grand Palais et au Mac/Val, comme deux grands cercles. Le premier réfère à l’idée de mise à mort, le second en appelle à une réflexion sur la vie. Les deux s’offrent à voir comme un immense opéra en deux parties. Ici et là, il y va autant de l’idée d’un spectacle que de la mise en forme d’une parabole, c’est-à-dire d’un récit allégorique destiné à délivrer un message.
La main de Dieu au Grand Palais
Intitulée Personnes – un mot pour le moins paradoxal, qui désigne à la fois une absence et un corps, une négation et une présence –, l’installation que Christian Boltanski a imaginée pour le Grand Palais est constituée de trois temps forts. Le premier oblige le visiteur à une sorte de découverte progressive de son œuvre. En effet, à peine celui-ci est-il entré sous la voûte du prestigieux bâtiment qu’il se heurte à un immense mur de vieilles boîtes en fer blanc toutes rouillées. Élément récurrent du vocabulaire plastique de l’artiste, dont il s’est maintes fois servi dans la réalisation de nombreux « monuments » mémorables, ce mur opère ici en qualité d’écran.
Une fois ce dernier contourné, il y va de la découverte tant d’une étendue que d’une masse, l’une et l’autre unifiées par l’utilisation d’une quantité astronomique de vêtements. Ce qui saisit immédiatement le regard, c’est tout d’abord l’espèce de monumentale montagne de fringues colorées que Boltanski a fait dresser au fond du bâtiment, face à l’entrée, et que domine une grue géante en pleine action. Métaphore du doigt de Dieu qui puise dans le tas pour en extraire un manteau, une veste, un pull ou un pantalon, puis se lève jusqu’au plus haut de la voûte pour les faire retomber sur celui-ci. Et ce dans un mouvement aussi impressionnant qu’incessant.
La parabole est d’une simplicité qu’égale un dispositif somme toute rudimentaire – un amas de morceaux de tissus et une grande perche mécanique – et qui renvoie à la fragilité de notre existence et à l’imprévisibilité de notre quotidien. Boltanski nous met ainsi au pied d’une réalité crue : nous ne sommes pas maîtres de notre histoire, mais le jouet d’un être supérieur qui en décide. Qui nous manque peut-être une première fois, qui peut nous rater une deuxième, mais qui finit toujours par nous attraper.
Battements de cœur
Sur toute la surface de la nef du Grand Palais, Christian Boltanski a par ailleurs disposé à même le sol d’autres vêtements, manteaux et chemises soigneusement étalés, bras en croix, dessinant un réseau de petits chemins que les visiteurs sont invités à emprunter. Une façon de les faire entrer pleinement dans cette étendue d’absence et de les conduire jusqu’à des sortes de poteaux métalliques servant de portants à des haut-parleurs diffusant le son sourd et obsédant de battements de cœur.
Depuis cinq ans, l’artiste a imaginé constituer une œuvre faite des Archives du cœur de tous ceux qui veulent bien enregistrer le battement du leur. Pour en organiser la collecte, il fait établir sur les terrains de ses actions une cabine d’enregistrement où les volontaires peuvent s’y prêter. Il en est ainsi sous la verrière du Grand Palais. Ces archives seront réunies au fil du temps sur une petite île au Japon qu’un mécène a mise à sa disposition.
Pour Christian Boltanski, le projet n’aurait évidemment pas d’intérêt s’il s’agissait d’une fiction, mais dès lors qu’il est question de réalité, il est chargé d’une dimension sensible particulièrement saillante. L’installation parisienne est ainsi l’occasion de contribuer à la constitution de ce patrimoine en s’adressant au plus grand nombre possible.
Dieu et le Jugement dernier, l’individu et sa présence de cœur, la mémoire et la mort, Boltanski poursuit avec une obstination exemplaire son chemin. Celui-là même sur lequel il s’est engagé voilà quelque cinquante ans et que fonde une réflexion sur l’être contre le paraître. Le Grand Palais est pour lui l’occasion d’affirmer une nouvelle fois qu’« être humain, c’est lutter contre Dieu tout en sachant parfaitement qu’on est perdant ».
À cette fin, Christian Boltanski a souhaité intervenir en plein hiver plutôt qu’au printemps, comme ses deux prédécesseurs, c’est-à-dire à une époque où les conditions sont rudes, où il fait froid et où les journées sont courtes. Ce sont là autant de qualités bien peu amènes, requises par lui pour qu’il n’y ait ni leurre ni malentendu quant à son propos : la mort est notre lot commun, il n’est pas possible d’y échapper. À la différence du passé qui n’avait pas peur de l’affronter, comme au Moyen Âge, par exemple, où la mort faisait partie de la vie, notre époque en a fait un tabou. Il est temps de remettre les pendules à l’heure. De regarder la vie en face. Face à la mort. Non de se la cacher.
Arte a édité un DVD documentaire sur l’artiste intitulé « Les vies possibles de Christian Boltanski » (52 min). Le film, signé Heinz Peter Schwertfel, et qui sert de catalogue à l’exposition « Monumenta », suit Boltanski à Paris, Berlin et au Japon à la découverte de ses œuvres les plus monumentales. Et de ses fantômes…
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Boltanski monumental
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Abonnez-vous dès 1 €« Un bon artiste, c’est quelqu’un qui n’est plus rien, qui n’a plus aucune existence, qui est simplement quelqu’un qui raconte des histoires où les autres se retrouvent... » Extraits d’un entretien radiophonique inédit datant de 1986, ces propos de Christian Boltanski sont emblématiques de sa démarche. Tout son œuvre témoigne de cette façon qu’il a de toujours déplacer ses préoccupations personnelles sur le plan collectif. En cela, l’artiste est pour lui « comme quelqu’un qui porterait un miroir » et sa chance est « de se détruire complètement, de n’être plus que quelque chose qui reflète les autres, qui est l’image des autres ».
« Je est un autre »
Depuis les tout premiers temps, Christian Boltanski n’a de cesse de raconter des histoires. De fabriquer des récits qu’il livre aux autres, à charge pour eux de s’y investir. Il s’est même mis en scène jadis dans de petites saynètes où chacun pouvait se retrouver. Dans ce glissement d’identité, on pourrait dire que son art est la plus parfaite illustration de la célèbre formule de Rimbaud : « Je est un autre. » Dans tous les cas, il est une invitation à la prise de conscience du partage d’une seule et même condition. En ce sens, il défend l’idée non de faire une œuvre pour l’offrir à voir, mais pour l’offrir à vivre – et à vivre du dedans. À propos des deux interventions qu’il a conçues pour le Grand Palais et pour le Mac/Val, Christian Boltanski insiste volontiers : « Le visiteur ne sera pas devant une œuvre, il sera dans une œuvre. »
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°621 du 1 février 2010, avec le titre suivant : Boltanski monumental