Anthropologue, professeur d’ethnologie à l’université, Bertrand Hell est commissaire, avec Jean de Loisy, de l’exposition Quai Branly. Il est l’auteur de Possession et chamanisme, les maîtres du désordre (Flammation, 1999).
Benedicte Ramade : Comment avez-vous accueilli le projet de Jean de Loisy ? On sent de votre part comme une... réticence.
Bertrand Hell : Une circonspection plutôt qu’une réticence.
B.R. : Doutiez-vous de la possibilité de transposer votre livre Possession et chamanisme en exposition ?
B.H. : Oui, c’est même plus que cela. Je ne suis pas un fervent consommateur des musées d’ethnologie, particulièrement en France. Moi, j’ai été nourri au biberon par ce que faisait Jacques Hainard au Musée d’ethnographie de Neuchâtel. Il disait que l’anthropologie était faite pour questionner les gens, bouleverser leurs certitudes. Il y avait un côté presque militant, aux antipodes des musées institutionnels en France et j’y incluais le Quai Branly.
B.R. : L’approche française fossiliserait l’ethnologie ?
B.H. : Vraiment, oui. Quand Jean de Loisy est venu me dire : « J’ai lu beaucoup d’ouvrages sur le chamanisme, c’est compliqué, c’est encore ton angle d’approche que je trouve le plus intéressant », je lui ai répondu : « C’est parfait, tu as le livre. » Je ne voyais pas en quoi cela me concernait.
Quand on publie, on s’expose à être utilisé. Et puis, j’étais passé à autre chose. Mais j’ai compris que l’exposition pouvait me permettre d’avancer même si, pour cela, il fallait retourner en arrière, car le livre date de 1999. L’invitation me donnait justement l’occasion de progresser sur mon sujet, comment le registre de l’émotion, du subjectif intègre une démarche scientifique.
B.R. : L’art contemporain fait-il partie de vos centres d’intérêt ?
B.H. : Pas plus que cela. Jean de Loisy m’a fait découvrir beaucoup de choses. La vidéo de Chloe Piene, par exemple. Je ne pensais pas qu’un artiste occidental pourrait me « scotcher ». Je vis beaucoup dans les cultes de possession, des choses très fortes, alors je n’imaginais pas retrouver cette intensité. Anna Halprin se situe dans ce même registre.
J’avais une vision très intellectuelle de l’art contemporain. J’étais prisonnier du discours parfois horripilant qui peut donner l’impression d’être un jeu de convenances. Jean de Loisy m’a présenté des œuvres et j’y ai retrouvé les mêmes interrogations qu’en ethnologie : est-ce qu’un objet a besoin du discours qui va avec ? Et la réponse n’est pas forcément oui. Le tout, c’est d’être réceptif. J’étais l’otage du cliché d’un art contemporain ne vivant que du réseau qui en organise le sens.
B.R. : Activer un autel dans l’expo ne frôle-t-il pas la spectacularisation du rite d’une communauté ?
B.H. : La question ne s’est pas posée ainsi, on devait le faire. Faire venir un prêtre du Togo pour animer un autel de boue ne va pas de soi, mais cela n’a créé aucun problème. Un autel permet de comprendre matériellement la différence entre les grandes religions et le sacré sauvage ou sacré de transgression.
D’un côté, on a des autels de pierres monumentaux, des cathédrales et, de l’autre, il n’y a pas de liturgie, pas de dogmes, on ne peut pas fixer les canons. L’impermanence est impérieuse. On ne peut pas construire dans du durable.
B.R. : Est-ce une règle implicite ?
B.H. : Oui, car rien n’est écrit. Rien ne dure. Celui qui est chaman un jour peut ne plus l’être demain. Tout a une durée. Construire en dur est contre nature. C’était important de rendre cette idée. Pour moi, il ne fallait pas exposer plusieurs autels, mais un seul et actif. Pourquoi actif ? Parce que sinon l’autel est là et peut se poser la question de son détournement. Tous ces objets sont chargés. Le parcours est un rituel, la personne ressortira de là différente. Et cela ne peut pas se faire sans garde-fou, je m’y refuse. Nanette Jacomijn Snoep, du musée, travaille depuis plus de dix ans avec Azé Kokovivina, prêtre vodun à Lomé et « sorcier du fou rire », l’invitation s’est donc faite naturellement. Et la demande n’a rien d’extraordinaire. On n’exige pas un autel fait dans un cadre culturel précis pour être transporté. Notre problème a été exposé au prêtre, nous avions besoin d’un rituel de protection pour l’exposition. Pour lui, c’est un rituel de maîtrise du désordre.
B.R. : On a aussi droit à ses services ?
B.H. : Et c’est ce qu’il sait faire. On ne va pas chercher à savoir comment il fait, la seule chose qu’on lui demande, c’est d’être efficace. On lui a dit qu’on ne voulait pas le garder, il faut donc aussi savoir comment le désamorcer. Il nous l’a expliqué. L’action a un sens par rapport à l’exposition, en cela elle est pertinente.
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Bertrand Hell - « Je ne pensais pas qu’un artiste occidental pourrait me « scotcher »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : Bertrand Hell - « Je ne pensais pas qu’un artiste occidental pourrait me « scotcher »