Après ses Goudrons et ses Tas de charbon, l’artiste a choisi d’aller vers davantage de rigueur et de se libérer de la référence au réel en s’inspirant de la mathématique…
Philippe Piguet : Performances, tableaux mathématiques, sculptures, wall drawing, etc. Votre œuvre offre à voir une grande diversité de formulations plastiques. Quel en est donc le fil conducteur ?
Bernar Venet : L’autonomie de mon parcours trouve sa nature, son propre fonctionnement dans cette diversité de propositions. Il y a, dès le départ, une « matrice conceptuelle » à partir de laquelle mon travail peut se développer dans différentes disciplines. J’aspire à explorer au mieux tout ce que mon activité passée peut avoir comme extensions possibles.
En réaction contre l’expressionnisme américain et la peinture lyrique européenne, j’ai développé très tôt un travail plus neutre, plus analytique aussi. D’où cette orientation vers l’œuvre d’art qui refuse l’interprétation, les significations multiples, et j’ai introduit par là le principe de « monosémie ». Dès 1961-1963, mes tableaux recouverts de goudron avaient pour titre Goudrons, il en va de même pour ma sculpture Tas de charbon. La grande sculpture située à l’entrée de Versailles, à côté de la statue équestre de Louis XIV, s’intitule : 85,8° Arc x 16. Tout est précisé, nous avons seize arcs dont la mesure en degrés est de 85,8. L’identité de l’œuvre est gravée dans l’acier, inutile de chercher une quelconque interprétation.
P.P. : Comment cette référence aux mathématiques est-elle advenue dans le travail ?
B.V : Ces choses-là ont une logique bien qu’elles se soient imposées à moi de manière intuitive, presque accidentellement. Comme je n’avais pas les moyens de financer en 1966 une sculpture composée tout simplement d’un tube coupé en biseaux, j’en ai réalisé un dessin industriel et j’ai aussitôt pris conscience du caractère novateur qu’il y avait à montrer une information sur un objet plutôt que l’objet lui-même. Après avoir fait quelques tableaux de dessins industriels, les diagrammes mathématiques m’ont paru être une proposition plus radicale, libérée de toute référence au monde réel (la figuration) et à l’abstraction telle qu’elle avait été développée par les autres artistes.
P.P. : C’était une façon de chercher à remonter en amont du concept, dans cette strate qui n’est autre que la pensée pure, c’est-à-dire le dessin, l’âme de la chose. Qu’est-ce qui s’est ensuivi ?
B.V : Au lieu de m’inspirer des magazines d’art ou bien des livres sur l’histoire de l’art, j’ai préféré puiser ailleurs dans des disciplines qui restaient étrangères à ce domaine. Les amis artistes auxquels je montrai mes diagrammes mathématiques, composés de représentations graphiques, trouvaient quelques difficultés à les accepter comme tels et voulaient me convaincre d’y ajouter des éléments fantaisistes, par exemple de la couleur ou bien une erreur volontaire qui les auraient bien sûr rapprochés de ce que l’on attendait d’une œuvre d’art à l’époque. Mon culte des principes établis, des traditions respectées avait ses limites et je n’ai heureusement pas suivi leurs conseils.
P.P. : Mais comment cela a-t-il trouvé sa justification dans le développement de votre démarche ?
B.V : Avant 1971, mon travail se développait de manière intuitive. La théorie, la justification, le discours sont venus plus tard. C’est mon désaccord avec certains articles parus sur mes œuvres en 1970, lors de mes premières expositions, qui m’a encouragé à m’intéresser à différentes disciplines et particulièrement à la sémiologie afin de définir, avec une certaine rigueur, la nature réelle de mon travail.
Les artistes de l’Art minimal, et ceux de l’Art concret suisse avant eux, avaient utilisé certains principes mathématiques très simples pour composer leurs œuvres. Je trouvais cette approche intéressante, mais j’ai pensé que l’aspect linguistique des mathématiques me permettrait de pousser plus loin ce que j’appelais à l’époque « l’image rationnelle ». En 1971, j’ai pu préciser cela grâce aux travaux de Jacques Bertin, grand spécialiste de la sémiologie graphique, des diagrammes et des réseaux.
P.P. : Mais encore ?
B.V : La thèse de Jacques Bertin est fondée sur le fait que, dans le monde visuel, il y a trois catégories essentielles d’images. La première comprend les images figuratives dont on reconnaît le sujet parce qu’elles représentent quelque chose que l’on voit autour de nous , la deuxième concerne toutes les images abstraites, sans référence directe au réel, et la troisième renvoie aux images faites pour communiquer. Bertin postule ainsi que la figuration est polysémique, que l’abstraction est pansémique et que l’image de diagramme est monosémique. C’est cette qualité-là qui m’intéresse.
P.P. : Et malgré cette monosémie est arrivée la couleur. Paradoxal, non ? Comment cela s’est-il passé ?
B.V : Le paradoxe, la contradiction, il ne faut pas en avoir peur. Comment se fait-il que nous soyons sur une planète où il y a d’un côté le jour, de l’autre la nuit ? C’est un tout qui se transforme en permanence. Dans ma main, il y a un endroit et un envers, un dedans et un dehors. Ce paradoxe, cette contradiction m’intéressent et je rejoins en cela la pensée d’Edgar Morin qui ne voit pas certains phénomènes qui paraissent opposés comme antagonistes, mais plutôt comme complémentaires.
P.P. : La couleur et le signe, en quelque sorte...
B.V : Tout à fait, mais encore une fois, la couleur est arrivée par hasard. Je voulais mettre une grande équation mathématique sur l’un de mes murs, non comme si c’était une peinture mais un poème. Quand j’ai vu le résultat, je me suis dit qu’il fallait explorer cette veine et faire des expositions dans cette direction-là. J’ai accepté la couleur parce que j’ouvrais mon travail sur des images complètement nouvelles. Mais soyons clairs, je ne comprends pas les mathématiques, je ne suis pas un scientifique. De la même manière que Cézanne, qui peignait des arbres, n’était pas un botaniste. Personnellement, je souhaitais introduire des disciplines étrangères à l’art pour en élargir le champ.
P.P. : À considérer la façon dont votre travail se développe, on se demande quelle en sera la prochaine étape…
B.V : Si je le savais, je vous abandonnerais sur-le-champ pour retourner à mon atelier. En ce moment, l’idée du désordre m’intéresse beaucoup, et ce qui me paraît être une direction intéressante, c’est d’explorer les associations possibles entre la géométrie (l’ordre) et le désordre. L’imprévisible de mes effondrements d’angles et d’arcs, par exemple.
P.P. : Voulez-vous dire que votre travail fait écho à l’état du monde ?
B.V : Certains pourraient soutenir l’idée qu’il y a un rapport avec tous ces mécanismes imprévisibles et ce chaos permanent conséquent à des phénomènes dont nous sommes dépendants et victimes. Qu’il s’agisse de phénomènes géologiques, aussi bien qu’économiques ou sociologiques… En réalité, mon travail est très neutre et indépendant. Il est une recherche en soi. Je suis comme un chercheur, je ne regarde pas vraiment ce qui se passe à l’extérieur mais plutôt à l’intérieur même du processus de création.
1941 Naissance à Château-Arnoux-Saint-Auban (04).
1958-1959 Il débute comme décorateur à l’Opéra de Nice.
1966 S’installe à New York.
1971-1976 Retour en France. Il se consacre à l’écriture et à l’enseignement à la Sorbonne.
1983 Premières Lignes indéterminées.
1994-1995 Le Champ-de-Mars accueille douze sculptures intitulées Lignes indéterminées.
2007 Inauguration du plafond de la galerie du Palais Cambon, réalisé par l’artiste.
2011 Exposition à Versailles.
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Bernar Venet : « Soyons clairs, je ne suis pas un scientifique »
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Abonnez-vous dès 1 €À Versailles : « Venet à Versailles », jusqu’au 1er novembre 2011. Domaines du château de Versailles (78). Entrée libre. www.chateauversailles.fr
À Toulon : « Bernar Venet, peinture 2001-2011 », jusqu’au 18 septembre 2011. Hôtel des Arts de Toulon (06). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Fermé le lundi. Entrée libre. www.hdatoulon.fr
Au Thor : « Bernar Venet. Sculptures » jusqu’au 30 octobre 2011. Fondation Poppy et Pierre Salinger, Le Thor (84). Ouvert tous les jours de 14 h 30 à 18 h 30. Fermé le mardi. Tarif : 4 €. www.pierresalinger.org
Vient de paraître : Venet, Versailles, textes de B. Marcadé et B. O’Doherty, Éditions du Regard, 300 p., 49 €. Un livre à la mesure du travail de l’artiste, géant, qui dépasse le seul domaine du château pour aborder tout l’œuvre de Bernar Venet.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°638 du 1 septembre 2011, avec le titre suivant : Bernar Venet : « Soyons clairs, je ne suis pas un scientifique »