Royaume-Uni - Art contemporain

Dismaland, l’anti- parc de loisirs

Avec Dismaland, Banksy invente un concept singulier

Dismaland, le parc imaginé par Banksy avec la contribution d’une cinquantaine d’autres artistes, joue la carte du divertissement populaire pour mieux délivrer un message politique

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 15 septembre 2015 - 2104 mots

Le parc d’attractions éphémère imaginé par Banksy et une cinquantaine d’autres artistes dans une station balnéaire en déclin, non loin de Bristol, est unique en son genre. Croisant art, divertissement et action politique sur un mode parodique et cynique, c’est un espace altermondialiste d’une singulière inventivité. Sous les apparences d’une kermesse, il livre un triste état du monde.

À la question « Quels sont vos futurs projets ? », Banksy répondait en 2010, juste après la sortie de son documentaire Faites le mur !, dans l’entretien publié dans le dossier de presse : « J’avais envisagé d’exprimer sur de grandes surfaces comment nous nous dirigeons tels des somnambules vers l’Apocalypse, mais au bout du compte, j’ai fini au pub et j’ai mangé des frites. »

Cinq ans plus tard, il semblerait que le street artist anglais ait tout de même mis son projet à exécution : le 20 août dernier, après avoir monté l’opération dans le plus grand secret, il dévoilait à Weston-super-Mare (Royaume-Uni) « Dismaland », détournement dysphorique de Disneyland (dismal signifie « morne, lugubre »). Une projet décrit comme un « festival d’art, d’attractions foraines et d’anarchisme de bas étage ». Le teasing orchestré par son équipe – un ressort habituel et redoutablement efficace de sa communication – et l’hypothétique présence de Brad Pitt lors de la soirée d’ouverture ont hélas eu tendance à en brouiller le sens et la portée, en donnant de Dismaland l’image d’un énième coup médiatique de l’artiste et d’une « place to be » [le lieu où il faut être], qui permet de se pourvoir en selfies à poster sur Facebook et Instagram. Exerçant ses talents d’organisateur d’événements au-delà de son champ de prédilection habituel – l’art urbain –, Banksy y signe pourtant son projet le plus ambitieux, et livre au public une œuvre d’art totale qui déjoue les conventions curatoriales pour mieux croiser activisme, création esthétique et fête populaire.

Pollution, vidéosurveillance, migrants
Derrière ses allures de kermesse où ne manquent ni bière ni pizzas, Dismaland se donne pour un état des lieux du monde contemporain d’autant plus large qu’il s’appuie sur les contributions d’une cinquantaine d’artistes de dix-sept pays, parmi lesquels Jenny Holzer, Damien Hirst, Jessica Harrison et bien sûr Banksy. Rivalisant de noirceur, les œuvres présentées offrent un concentré des obsessions du créateur, de la pollution à la vidéosurveillance, en passant par le sort des migrants, la condition animale et la critique des médias au sens large. L’animation du site reflète les choix curatoriaux du pochoiriste anglais : les très prosaïques attractions foraines proposées au public (pêche aux canards, tir à la carabine, manèges, etc.) y sont revues et corrigées à l’aune des scandales sanitaires, écologiques ou humanitaires qui égrènent l’actualité, et une voix atone diffuse dans un haut-parleur annonces et aphorismes. Quant au personnel, il traîne sa neurasthénie d’un bout à l’autre du parc et pousse sa plainte à qui veut l’entendre. « Nous sommes payés des cacahuètes, lâche sans sourire une jeune femme blonde coiffée de grandes oreilles de Mickey. En fait, nous ne sommes pas payés du tout, c’est purement et simplement de l’esclavage. Et comme on n’a pas le droit de se parler entre nous, on ne peut pas s’organiser pour défendre nos droits. » Devant le Musée des objets cruels (lire l’encadré) imaginé par l’historien de l’art Gavin Grindon, un autre répète sans conviction : « liberté d’expression, liberté d’expression dans l’ennui ».

Dans ses moindres détails, Dismaland rend visible ce que l’industrie des loisirs en général, et Disneyland en particulier, s’emploie d’ordinaire à nous faire oublier. Alors que le déni semble la réponse majoritaire aux troubles contemporains, tout y invite au contraire à ouvrir les yeux. D’ailleurs, le catalogue vendu 5 livres sterling (env. 7 euros) à l’entrée, juste après les faux portiques de sécurité en carton imaginés par Bill Barminski, prévient : « Le conte de fées est terminé, le monde avance en somnambule vers la catastrophe climatique, et peut-être que dans ces conditions notre désir d’évasion devra attendre. »

Innocence et cynisme
Pour un habitant du Somerset, ce contre-pied à l’évasion touristique prend nécessairement à Weston-super-Mare une résonance intime : autrefois destination privilégiée des habitants de Bristol (la ville est située à une demi-heure de train), cette station balnéaire dont la particularité cocasse est que l’on n’y voit presque jamais la mer, trop lointaine, subit de plein fouet le déclin économique qui affecte ce pan du littoral anglais. « Dismaland, c’est la ville tout entière ! », ironise Nick Walker, pochoiriste originaire de Bristol. Il n’est jusqu’au site d’une surface de 1 000 m2 sur lequel Banksy a jeté son dévolu qui n’évoque la déréliction : madeleine de Proust des locaux, le Tropicana – mythique piscine Art déco – était il y a six mois encore une vaste friche promise à la démolition, faute d’avoir trouvé repreneur depuis sa fermeture en 2000. De quoi distiller la nostalgie, et ranimer chez la plupart des visiteurs le monde perdu de l’enfance.

L’enfance est justement l’un des fils rouges du parc d’attractions – et c’est un paradoxe du lieu que d’être expressément déconseillé aux plus jeunes, tout en convoquant à ce point leur univers. Bien des œuvres présentées à Dismaland (sans parler des attractions foraines créées pour l’occasion) confrontent ainsi l’innocence et le jeu au cynisme et à la violence du monde adulte. Damien Hirst suspend un ballon de plage au-dessus d’une rangée de couteaux ; Dietrich Wegner transforme un champignon atomique en version ouatée de cabane dans les arbres ; Jimmy Cauty déploie dans l’obscurité la maquette d’une ville livrée à la police – épilogue d’une insurrection ? Banksy campe une princesse livrée aux paparazzis après l’accident de son carosse, et Paco Pomet place au milieu d’un groupe de mercenaires en pick-up une créature tout droit sortie d’un dessin animé. Cette omniprésence de l’enfance sauve le projet banksyien du plus complet pessimisme. En invitant le public à renouer avec la fête et le jeu, elle semble ouvrir vers une possible libération.

De fait, le divertissement ne marque plus à Dismaland l’assentiment à l’ordre du monde, mais se retourne au contraire en outil critique de nature à refondre notre rapport au monde : « Ici, explique le catalogue, vous êtes encouragés à réfléchir, pas juste à consommer, à regarder, pas juste à être spectateur et, par-dessus tout, à faire attention au sol inégal. » À Weston-super-Mare, cette ambition donne d’abord lieu à une série de contre-pied aux habitus du monde de l’art. Premier d’entre eux : la volonté manifeste de refléter toute la diversité des pratiques artistiques, au-delà des cadres géographiques, disciplinaires ou de genre qui régissent d’ordinaire les choix curatoriaux. L’exposition accueille ainsi nombre d’artistes du Proche-Orient (non sans heurts : le jour de l’ouverture, le peintre palestinien Shadi Alzaqzouq a été jeté hors du parc pour avoir protesté contre la présence d’artistes israéliens), et atteint – fait suffisamment rare pour être souligné – une quasi-parité hommes-femmes.

Une « île de la guérilla »
Banksy s’attache aussi à flouter les frontières qui séparent art élitaire et culture populaire, à mêler sans distinction création esthétique et activisme. La volonté d’envisager un monde plus habitable se marque encore à Dismaland par une invitation très concrète à l’action politique – fût-elle « de bas étage », comme le suggère le descriptif du projet. Le site propose ainsi de trier ses déchets, et comprend une pizzeria solidaire d’où la viande a été bannie à la demande des organisateurs. Surtout, il accueille une « île de la guérilla », rassemblant notamment une bibliothèque et une tente sous laquelle une maison d’édition anarchiste propose des textes de David Graeber ou de David Harvey et des exemplaires du journal Strike !, et où des syndicats (parmi lesquels Acorn et l’IWGB) sont prêts à fournir leur appui aux visiteurs en matière de travail et de logement, ou à les initier au détournement publicitaire.

Plus loin, en contrepoint au Musée des objets cruels, un géodome rassemble affiches politiques (dont celles, percutantes, du Syrien Farès Cachoux) et bannières du groupe de rock Ed Hall. « Dismaland reçoit 4 000 visiteurs par jour, explique l’un des hommes présents sur le stand de Strike ! Être ici nous permet de toucher un public beaucoup plus large et divers que lors des événements auxquels nous participons habituellement. » De fait, grâce à un coût d’entrée modique (3 livres, soit environ 5 euros), le public présent offre un concentré de la société anglaise – des familles avec nourrisson aux personnes (parfois très) âgées, de la classe ouvrière à la bourgeoisie mondialisée.

Au-delà de son caractère parodique, Dismaland pourrait ainsi constituer un avatar de ce que le jargon militant nomme une « politique préfigurative » – définie comme application à mettre en œuvre, ici et maintenant, le changement auquel elle aspire. « Les stations balnéaires ont toujours été des lieux en marge où les règles de la vie de tous les jours ne s’appliquent pas exactement, depuis Blackpool jusqu’au Freak Show de Coney Island, note Gavin Gridon, du Musée des objets cruels. J’imagine qu’on peut rattacher Dismaland à une tradition d’expositions alternatives propres à la culture populaire, tradition que le musée a tenté de tuer, d’après l’historien Tony Bennett. » Plus largement, par son application à brouiller les frontières entre art, divertissement et action politique, l’œuvre de Banksy s’inscrit à sa façon dans la lignée des villes ludiques rêvées par les situationnistes ou dans celle de la « zone autonome temporaire » (TAZ), cette tactique caractérisée par Hakim Bey comme étant non pas « le présage d’une quelconque utopie sociale toujours à venir, mais bel et bien la scène de notre autonomie présente ». Elle s’apparente à ces hétérotopies qui, du Carnaval au festival artistique Burning Man (à cet égard, la présence au milieu du parc du Big Rig Jig, monumentale créature mécanique de Mike Ross, vaut le coup d’œil), se sont attachées à mobiliser le plaisir, la créativité, la fête et le jeu comme autant de moyens de changer la vie. « L’avenir, prophétisait Guy Debord, est […] dans des Luna Park bâtis par de très grands poètes. » Malgré ses ambiguïtés et ses zones d’ombre, il se pourrait que Banksy ait réussi à bâtir à Dismaland, l’un de ces Luna Park-là.

Un singulier Musée des objets cruels

L’une des « attractions » les plus saisissantes de Dismaland est sans conteste le Musée des objets cruels. Confiné dans l’espace d’un bus peint en noir sur « l’île de la guérilla », il rassemble une dizaine d’objets contemporains « conçus pour faire mal ». De l’iPhone à la caméra de vidéosurveillance, en passant par les bancs anti-SDF, les chaînes d’abattage « humaines » ou les barrières anti-migrants, l’exposition souligne à grand renfort de graphiques et de citations (du Premier ministre britannique David Cameron notamment) la contribution du design au contrôle social mis en œuvre par l’ordre néolibéral. « L’exposition montre les connexions entre ces objets et les politiques qui les sous-tendent, précise Gavin Grindon, historien de l’art et commissaire de l’exposition, mais aussi le contexte dans lequel ils furent fabriqués et introduits. » Ce musée très didactique et documenté est à la fois la suite logique et le contrepoint d’une exposition présentée en 2014 au Victoria and Albert Museum à Londres et qui avait connu un immense succès public : « Disobedient Objects » (littéralement « objets désobéissants ») [lire le JdA no 421, 17 oct. 2014]. Gavin Grindon y dressait a contrario l’inventaire des objets créés par des groupes militants pour promouvoir et soutenir leurs revendications.

Banksy commissaire d’expositions collectives

S’il embrasse à Dismaland un champ artistique beaucoup plus vaste qu’à l’accoutumée, Banksy n’en est pas pour autant à son coup d’essai en matière de commissariat d’exposition (si tant est que l’expression s’applique à son propos, tant le personnage joue l’écart avec les conventions du genre). Sa capacité à organiser des expositions collectives est même l’un des talents de l’artiste et l’une de ses premières activités. On lui doit notamment « Walls on Fire » à Bristol en 1998, « Santa’s Ghetto » à Bethléem en 2007 et les deux éditions en 2008 à Londres du Can’s Festival (jeu de mots sur can, « bombe aérosol », et le Festival de Cannes) – autant d’événements destinés à promouvoir le graffiti et le street art. À Dismaland au contraire, Banksy semble bien décidé à s’affranchir de son socle culturel. Dans un entretien récent avec la revue californienne Juxtapoz, il décrivait ainsi le street art comme « aussi rassurant par son côté Blanc, middle class et masculin que n’importe quel autre mouvement artistique ». L’exact contraire, en somme, de la sélection d’artistes présentée à Dismaland.

DISMALAND

Jusqu’au 27 septembre, Weston-super-Mare, North Somerset, tlj 11h-23h, entrée 3 £ (env. 5 €), dismaland.co.uk

Vidéo de présentation de Dismaland :



Légendes Photos :
Dismaland, Weston-super-Mare, North Somerset © Photo Byrion Smith - 20 août 2015 - Licence CC BY 2.0
Affiche de Dismaland

Liste des artistes à Dismaland
Andreas Hykade (Bavaria)
Amir Schiby (Israel)
Ammar Abd Rabbo (Syria)
Axel Void (USA)
Banksy (UK)
Barry Reigate (UK)
Ben Long (UK)
Bill Barminski (USA)
Block9 (UK)
Brock Davis (USA)
Caitlin Cherry (USA)
Caroline McCarthy (IRL)
Damien Hirst (UK)
Darren Cullen (UK)
David Shrigley (UK)
Dorcas Casey (UK)
Dietrich Wegner (USA)
Ed Hall (UK)
El Teneen (Egypt)
Escif (Spain)
Espo (USA)
Fares Cachoux (Syria)
Foundland (Syria/South Africa)
Greg Haberny (USA)
Huda Beydoun (Saudi Arabia)
James Joyce (UK)
Jani Leinonen (Finland)
Jeff Gillette (USA)
Jenny Holzer (USA)
Jessica Harrison (UK)
Jimmy Cauty (UK)
Joanna Pollonais (Canada)
Josh Keyes (USA)
Julie Burchill (UK)
Kate MacDowell (USA)
Laura Lancaster (UK)
Lee Madgwick (UK)
Leigh Mulley (UK)
Lush (Australia)
Mana Neyestani (Iran)
Maskull Lasserre (Canada)
Michael Beitz (USA)
Mike Ross (USA)
Neta Harari Navon (Israel)
Nettie Wakefield (UK)
Paco Pomet (Spain)
Paul Insect & BAST (UK/USA)
Peter Kennard & Cat Phillips(UK)
Polly Morgan (UK)
Pure Evil (UK)
Ronit Baranga (Israel)
Sami Musa (Palestine)
Scott Hove (USA)
Severija Inčirauskaitė-Kriaunevičienė (Lithuania)
Shadi Alzaqzouq (Palestine)
Suliman Mansour (Palestine)
Tammam Azzam (Syria)
The Astronauts’ Caravan (UK)
Tinsel Edwards (UK)
Wasted Rita (Portugal)
Zaria Forman (USA)

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°441 du 18 septembre 2015, avec le titre suivant : Avec Dismaland, Banksy invente un concept singulier

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