MONTPELLIER
« L’épreuve des corps », la dernière exposition de la programmation de Nicolas Bourriaud, ancien directeur de l’établissement culturel montpelliérain, surprend par sa force visuelle et la crudité de certaines œuvres.
Montpellier. Réflexion sur les normes et les codifications auxquelles est soumise la figure humaine, « L’épreuve des corps » fait suite à « Possédé.e.s », que Vincent Honoré, directeur de la programmation et des expositions du Montpellier Contemporain (Mo.Co), avait présentée en 2021 à la Panacée. Elle s’inscrit également dans la continuité de « Kiss My Genders » célébrant l’expression de la fluidité du genre, dont il avait été co-commissaire pour la Hayward Gallery, à Londres, en 2019. Son concept clôt un cycle, lancé avec Nicolas Bourriaud, directeur du Mo.Co jusqu’en mars 2021, et précède donc un changement de direction, dans tous les sens du terme.
Sur le principe originel mis en place à l’ouverture du Mo.Co – une sélection d’œuvres dans une collection privée, au prisme d’une thématique définie – « L’épreuve des corps » puise dans le très riche fonds constitué depuis le début des années 1990 par Patrizia Sandretto Re Rebaudengo. Peu connue en France, sa fondation, qui organise ses propres expositions à Turin et produit de nombreuses pièces en tant que commanditaire, compte environ 3 000 œuvres. « L’épreuve des corps » en réunit une cinquantaine, signée de vingt-huit artistes, dont beaucoup n’ont jamais été montrées en France.
C’est la sculpture Bidibidobidiboo de Maurizio Cattelan (1996), l’un des plasticiens préférés de la collectionneuse italienne, qui a donné l’idée de cette sélection, dans laquelle finalement elle n’apparaît pas. À la place de cette mise en scène tragicomique du suicide de l’artiste – sous les traits d’un écureuil dépressif –, une autre œuvre de Cattelan a été retenue : La Rivoluzione siamo noi (2000) est un autoportrait du créateur pendu par le col à un portemanteau métallique de style Bauhaus. « Une œuvre rébus, commente Vincent Honoré : on peut y voir un constat d’échec du projet moderniste où l’artiste, littéralement hors-sol, se trouve en posture d’incapacité totale. »
« L’épreuve des corps » est en effet celle de leur sujétion aux contraintes politiques, sociales et sexuées, jusque dans leurs représentations, entre fantasmes et célébration. Dès la première salle, le visiteur est accueilli par un ensemble de photographies en noir et blanc de Zoe Leonard : passant d’une panoplie glaçante d’instruments gynécologiques à une ceinture de chasteté menaçante, le regard s’arrête sur l’image d’un mannequin anatomique aux viscères apparents dont le visage et la posture traduisent la frayeur muette (Seated Anatomical Model, 1990). Au milieu, placée dans une cage en verre évoquant autant le musée que la prostitution, la sculpture en cire La femme sans tête de Berlinde de Bruyckere (2004) introduit, dans son atrophie vernissée mauve et bleuâtre, un propos « assez âpre », selon Vincent Honoré – le public des scolaires est d’ailleurs cantonné à une partie bien délimitée du parcours.
La scénographie, signée du studio Diogo Passarinho, constituée de paravents translucides empruntant au vocabulaire d’une architecture économe, hésite entre la seconde peau et la membrane, la clinique et le chantier, tout en renforçant l’effet d’immersion. Quant à l’accrochage, avec des œuvres placées légèrement en dessous de la ligne du regard, il invite à s’incliner imperceptiblement vers elles et à s’impliquer physiquement. Il ménage parfois une dramaturgie spectaculaire, comme cette mise en perspective de l’immense Portait d’un anonyme de Thomas Ruff (1989), placé derrière les portes de l’enclos à bétail de Cady Noland (Corral Gates, 1989), alors que retentit l’hymne révolutionnaire « L’Internationale », bande sonore de la vidéo Égalité d’Elena Kovylina (2008). Et parfois aussi, il joue d’effets cinématographiques, par exemple lorsque l’on découvre l’une après l’autre, dans un lent mouvement de rotation, les peintures de Lynette Yiadom-Boakye, portraits faussement classiques prétextes à de virtuoses exercices de coloriste.
Parmi les chocs visuels que réserve l’exposition, l’installation Ingrowth, de Thomas Hirschhorn [voir ill.], est précédée d’un avertissement pour les mineurs. Elle date de 2009, l’année où Patrizia Sandretto Re Rebaudengo l’a achetée à la Fiac. Dans trois vitrines éclairées au néon, une série de mannequins féminins aux corps mutilés et reliés par des câbles colorés, comme pour une expérience scientifique démente, est associée à des photos de victimes de guerre ensanglantées. Ces poupées grandeur nature sont, telles des muses déchues, couronnées d’inscriptions en capitales invoquant les valeurs idéales d’espoir et de foi… En vis-à-vis, le visage surdimensionné d’Eleanor Roosevelt vue par Barbara Kruger est barré du slogan absurde « Not ugly enough » [Pas assez laide]. Dans un genre plus insidieux et hypnotique, Hisser, la vidéo d’animation d’Ed Atkins, exerce une séduction délétère. Usant des codes hyperréalistes de l’univers virtuel contredits par un scénario irrationnel et un chant aux accents mélancoliques, c’est un objet fascinant dans lequel on guette une trace d’humanité, mais qui ne renvoie qu’à un monde fictionnel. On aimerait que la programmation du Mo.Co continue à nous surprendre et à nous troubler de la sorte.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°580 du 7 janvier 2022, avec le titre suivant : AU MO.CO, une exposition pensée comme un manifeste