Serrano à Bruxelles, Araki à Paris : les deux capitales accueillent, sans fausse pudeur ni censure, deux maîtres de la photographie polémique. Où l’on apprend que la polémique est aussi une affaire de culture…
Ce n’est donc pas aux États-Unis, où Andres Serrano est né le 15 août 1950 à New York, que le photographe voit s’organiser la première rétrospective de son œuvre, ni davantage en France, où il a été exposé à plusieurs reprises par Yvon Lambert dans sa galerie puis via sa collection à Avignon, mais à Bruxelles, aux Musées royaux de Belgique, sous la direction de Michel Draguet. La reprise de cette exposition belge par un musée américain n’est, pour l’instant, pas à l’ordre du jour, malgré la tournée qui a été menée pour présenter son propos auprès de différentes institutions, comme le Whitney Museum of American Art. Des déplacements à Bruxelles de leurs différents interlocuteurs ont donc été programmés. Mais chacun mesurera la prise de risque de reprendre la rétrospective au sous-titre « Uncensored Photographs », pour « Photographies non censurées », évocateur des polémiques nées autour de certaines pièces. À commencer par Immersion (Piss Christ), la fameuse photographie d’un crucifix en plastique plongé dans un chatoyant liquide pétillant rouge orangé, mélange d’urine et de sang, qui fut l’objet à partir de juin 1989 d’une campagne virulente aux États-Unis puis en Europe et, huit ans plus tard, victime d’une déprédation causée par deux adolescents à la National Gallery of Victoria à Melbourne.
Piss Christ, l’œuvre qui alluma la mèche
Prudentes les institutions outre-Atlantique n’ont guère envie de se retrouver à nouveau la proie d’associations ultraconservatrices qui pourrait leur coûter leurs mécènes ou leurs sponsors, surtout en cette période de course à la présidentielle de 2016 qui voit les déclarations de Donald Trump trouver de plus en plus d’échos favorables. En 1989, les musées qui n’avaient pas cédé à la controverse avaient perdu leurs soutiens financiers, et ceux qui avaient censuré l’œuvre se sont privés de supports financiers issus des milieux libéraux ! Ce qui fait dire à Michel Draguet qu’« il est autrement plus courageux de programmer Serrano aux États-Unis ». Il reste que l’initiative revient à un responsable d’institutions muséales belges de déployer sa trajectoire jusqu’à sa dernière série inédite The Denizens of Brussels, commande passée par le musée sur les sans-abri dans la capitale belge, dont le résultat est à découvrir dans les rues de la ville.
Aux Musées des beaux-arts de Bruxelles, aucune série ou pièce causes de controverses ne manquent à l’appel, y compris Piss Christ ou Sœur Jeanne Myriam de la série Church, qui fut elle aussi endommagée à Avignon à la Collection Lambert en 2011. Une section a d’ailleurs été spécialement réservée dans le parcours à ces photographies victimes de la censure ou de vandalisme. Les pièces de History of Sex détruite en 2007 par quatre jeunes d’extrême droite à la Kulturen Gallery de Lund en Suède y sont présentées dans leur état et l’historique de la réception aux États-Unis de Piss Christ développé afin d’expliquer également comment et pourquoi la polémique sur cette photographie est née.
Exposés pour la première fois en 1998 dans une exposition collective dans d’autres musées américains dans le cadre d’un prix reçu par Serrano, l’œuvre et son titre – Piss Christ joue sur les mots piss/peace – n’avaient en effet provoqué jusque-là aucune protestation. Il a suffi de l’indignation d’un visiteur auprès d’une association ultraconservatrice du Mississippi qui s’empara à son tour de la pièce jugée blasphématoire pour mener campagne auprès des membres du Congrès américain contre le soutien de fonds publics à ce type d’œuvre, puis le relais du sénateur républicain Alfonse D’Amato rejoint par d’autres républicains ultraconservateurs pour donner naissance à une controverse dont les effets ne cessèrent de s’amplifier dans un contexte marqué par le début de la présidence Bush. Les pourfendeurs de Piss Christ obtinrent ainsi quelques semaines plus tard la fermeture, avant son ouverture, de la rétrospective Robert Mapplethorpe organisée par la Corcoran Gallery à Washington après son décès.
La photographie, plus prompte au scandale
Dans le catalogue de l’exposition, Quentin Bajac, directeur du département de la photographie au MoMA, le rappelle : « C’est bien l’entrée en jeu de la figure de Mapplethorpe, mort quelques mois auparavant et photographe à la renommée nettement plus établie, qui a donné à l’affaire un véritable retentissement. » Et le conservateur de relever « combien le médium a été saisi par leurs adversaires dans son acceptation la plus triviale et la plus plate : celle d’être un art de pure reproduction. Comme avec l’autoportrait de Mapplethorpe ou celui-ci s’enfonce le manche d’un fouet dans l’anus, c’est bien dans Piss Christ l’action elle-même davantage que l’image qui est jugée. Il est fort probable que de telles représentations peintes ou sculptées n’eussent pas suscité de telles réactions. » Mais comme l’explique André Gunthert, enseignant chercheur en histoire visuelle à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « la photographie, par son rapport de proximité au public, par sa capacité d’incarnation, facilite la polémique ».
Andres Serrano est, au moment de la polémique, un artiste peu connu. Depuis, il traîne derrière lui une odeur de soufre, et la réception de l’œuvre malgré sa diversité reste jugée à la lumière de cette photographie. La pièce elle-même continue à faire couler beaucoup d’encre malgré les textes abondants écrits sur elle relevant davantage la démarche hérétique, iconoclaste, que blasphématoire de son auteur qui régulièrement se revendique dans les entretiens comme un « artiste chrétien » imprégné de l’iconographie chrétienne développée au cours de l’histoire de l’art.
À Bruxelles, exposition, commentaires, textes du catalogue et explications de l’audioguide (donnés exclusivement par Andres Serrano) arriveront-ils à ce que l’étendue de l’œuvre qui se développe depuis plus de trente ans soit comprise dans sa complexité et dans « ses dénonciations du refoulé de l’Amérique et, par conséquent, de notre monde », pour citer Michel Draguet ? Souhaitons que l’exposition, en tout cas, attise la curiosité des visiteurs et des médias pour de bonnes raisons… Dans un entretien de 1996, Andres Serrano le constate : « Je me rends compte que les gens s’attendent à un certain niveau de provocation de ma part. Mais lorsque je provoque, ils se mettent en colère et quand je ne provoque pas, ils sont déçus. » La polémique n’est jamais éloignée du contresens ou du malentendu ni des ressorts de la société du spectacle, surtout quand il touche à la religion, au sexe et au corps. D’une autre manière qu’Andres Serrano et dans un tout autre registre, Araki Nobuyoshi a vu bien souvent en Occident son œuvre se réduire à sa capacité de produire des images de bondage, de femmes dénudées, ligotées et à l’érotisme libéré ; visions engendrées « par les désirs stéréotypés d’Occidentaux attendant de l’artiste japonais un certain mélange attendu d’érotisme et d’exotisme, de modernité et de tradition », constate Philippe Forest dans son livre Araki enfin, l’homme qui ne vécut que pour aimer (Gallimard, 2008).
Araki, une œuvre populaire au Japon
À Paris, l’exposition Araki au Musée Guimet entend, elle aussi, par sa couverture large de la production de l’artiste (des années 1965 à nos jours) et son nombre de tirages (plus de 400), faire comprendre les principales préoccupations et rendre compte de l’activité prolifique, compulsive, répétée du photographe japonais, expliquent ses commissaires Jérôme Ghesquière, responsable des archives photographiques du musée, et Jérôme Neutres, directeur de la stratégie et du développement à la RMN-Grand Palais.
À la différence de Serrano, Araki est une célébrité adulée dans son pays. Comme Takeshi Kitano, on le voit beaucoup à la télévision dans des émissions de divertissement. L’homme aime se mettre en scène et jouer de son image sulfureuse comme il joue dans ses photographies avec l’interdiction au Japon de montrer organes génitaux et poils pubiens en les photographiant frontalement ou en les recouvrant d’une touche de peinture ou d’un accessoire, de gros plans sur une fleur ou une vieille pomme flétrie coupée en deux engageant à d’autres ellipses. Très tôt au Japon, Araki a eu affaire pour certains de ses travaux non pas à la polémique mais à la censure. Perquisitions de son appartement, condamnations à payer d’importantes amendes et interdiction de certaines de ses expositions ont jalonné son parcours jusqu’à ce que la popularité et le succès fassent que police et justice le traitent avec bienveillance. « À Tokyo, tous ses livres sont en accès libre dans les librairies », constate Jérôme Neutres. « Les Japonais ont un rapport au corps très différent du nôtre », souligne le galeriste Jean-Kenta Gauthier, fin connaisseur de la photographie japonaise et proche de ses auteurs, dont Daido Moriyama actuellement exposé à Paris. « Il existe une vraie pudeur au Japon. Mais elle n’est pas là où on la placerait, les bains publics où l’on est nu ne posent aucun problème. » La réception de l’œuvre très tardive en Occident, dans les années 1995 en France, n’a pas fait davantage controverse, si ce n’est celle causée en Belgique par l’affiche du Musée de la photographie de Charleroi en 2006, qui montrait une jeune Nippone nue gantée et parée de bas noir, le sexe recouvert de plumes de la même teinte. Des cocktails Molotov furent lancés sur le musée alors que l’exposition au Barbican à Londres à la même époque ne fut entachée d’aucun émoi particulier. Femme nue, sexe, érotisme et photographie japonaise semblent aller de soi. Au Musée Guimet, le choix de l’affiche, une délicate pivoine aux pétales marqués de coulures de sang ne viendra pas toutefois perturber les esprits. Un choix « pragmatique », explique un commissaire : « Dans le métro, on se heurte aux codes de la régie publicitaire de la RATP. »
Et pour les photographes français ?
Ce que vécut en 1987 le groupe Noir Limite à Bourges, lors de son accrochage de « Corps à corps » à la maison de la culture, coproductrice de l’exposition, ramène cependant à la question de ce que l’on admet d’un auteur japonais comme Araki, mais que l’on a beaucoup plus de mal à admettre encore aujourd’hui pour des photographes comme Yves Trémorin, Florence Chevallier et Jean-Claude Bélégou. Effrayé devant leurs images de nus et de peau, le responsable du lieu voulut réduire de moitié l’exposition en œuvres exposées. Ce que refusa le trio engagé dans leurs travaux à montrer « les limites du photographiable ». Si le Fonds national d’art contemporain a acheté à chacun une photographie, si Jean-Claude Lemagny, responsable de la photographie à la Bibliothèque nationale, prit sa plume, aucune institution artistique ou culturelle ne se manifesta pour reprendre l’exposition malgré le soutien de la presse. Grâce à Bernard Lamarche-Vadel, elle put être néanmoins montée en 1989 à l’Hôpital Éphémère à Paris puis à la Base à Levallois, autrement dit dans des lieux alternatifs.
Entre novembre 1968 et août 1969, trois numéros de Provoke ont suffi à bousculer la photographie japonaise en lui insufflant d’autres écritures artistiques que celles en vigueur. Créé par Takuma Nakahira, Yutaka Takanashi, le critique Koji Taki et le poète Takahiko Okada auxquels se joindra au second numéro Daido Moriyama après sa tentative avortée de créer sa propre revue titrée Scandal, Provoke fait de la rue et de l’intimité l’exploration des états d’âme d’une société. Par son titre en anglais, Provoke entend bousculer les visions non inscrites dans un courant politique, la revue ne sera d’ailleurs pas inquiétée par la censure. Ce sont ces dix années de contestation où l’avant-garde photographique japonaise s’est développée que couvrira l’exposition du Bal en prenant le titre de cette revue devenue culte, mais qui peut prêter à confusion.
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Araki et Serrano, au bûcher ?
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Abonnez-vous dès 1 €« Araki »
Du 13 avril au 5 septembre 2016. Musée national des arts asiatiques - Guimet, 6, place d’Iéna, Paris-16e. Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h, fermé le mardi.
Tarifs : 9,50 et 7 €.
Commissaires : Jérôme Neutres, Jérôme Ghesquière.
www.guimet.fr
« Andres Serrano : Uncensored Photographs »
Du 18 mars au 21 août 2016. Musées royaux des beaux-arts de Belgique, rue de la Régence 3, Bruxelles. Du mardi au vendredi de 10 h à 17 h, le week-end de 11 h à 18 h, fermé le lundi.
Tarifs : 14,50 à 8 €.
Commissaire : Michel Draguet.
www.fine-arts-museum.be
« Provoke : Entre protestation et performance. Photographie au Japon 1960 – 1975 »
Du 14 septembre au 11 décembre 2016. Le BAL, 6, impasse de la Défense, Paris-18e. Ouvert de 12 h à 21 h le mercredi, de 12 h à 22 h le jeudi, de 12 h à 20 h le vendredi, de 11 h à 20 h le samedi, de 11 h à 19 h le dimanche, fermé lundi et mardi.
Tarifs : 6 et 4 €.
Commissaires : Matthew S. Witkovsky, Diane Dufour.
www.le-bal.fr
Légende photo
Andres Serrano, The other Christ, 2001, cibachrome, silicone, plexiglas, cadre en bois, 114,3 x 96,5 cm, collection particulière. © Andres Serrano.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Araki et Serrano, au bûcher ?