VENISE / ITALIE
À la Biennale de Venise, l’artiste, qui vit à Londres, représente la France, où elle a grandi dans le souvenir de l’Algérie, pays d’origine de ses parents. Entre fiction et documentaire, son œuvre est nourrie de ces va-et-vient spatio-temporels.
Il existe quatre versions, au moins, du salon simple et chaleureux de Zineb Sedira, avec ses tapis et ses plantes vertes. En 2019, celui-ci fut en effet recréé grandeur nature dans le cadre de son exposition au Jeu de paume (« L’espace d’un instant », 2019-2020). Reproduisant à la façon d’un diorama une partie de l’univers domestique de l’artiste, l’installation Way of Life offrait de découvrir ses références et mélangeait le décor de son existence avec son œuvre. Le téléviseur du salon diffusait ainsi la vidéo Nadira (2019), longue interview d’une femme racontant son expérience du festival panafricain d’Alger en 1969, tandis que le mobilier vintage illustrait l’intérêt de la plasticienne pour les années 1960. Le bouillonnement créatif de cette décennie, mais aussi les mouvements de lutte engagés contre l’impérialisme, le sexisme, le racisme, le capitalisme et le consumérisme : autant de thèmes politiques au cœur de la démarche de ce « rejeton de la guerre d’Algérie, de l’indépendance et de l’immigration de masse », ainsi qu’elle se définissait elle-même dans son entretien avec José Miguel G. Cortés et Pia Viewing dans le catalogue. Or, « cette pièce a eu beaucoup de succès et elle tourne encore », explique Zineb Sedira, qui se tient justement, face à l’écran, devant ses étagères emplies de disques vinyles, tournant le dos au fameux poster égyptien emblématique de son intérieur. « Quand elle a été présentée aux États-Unis, poursuit-elle, on ne pouvait pas expédier tous les éléments, cela aurait été trop cher. J’ai donc chiné à distance des meubles et des objets pour la reconstituer à l’identique. Puis la pièce est allée en Suède, en Espagne et là, elle part à Lisbonne, elle va voyager à Bâle… Une édition est également rentrée dans les collections d’un Frac. À chaque fois, je cède une partie de mon mobilier, ce qui m’oblige à acheter de nouveaux meubles tous les deux ans ! », s’amuse cette grande spécialiste des puces et des brocantes qu’elle pratique assidûment à Paris et à Londres.
L’imbrication entre autobiographie et histoire collective, caractéristique de son travail, se trouve à nouveau au centre de « l’expérience immersive » qu’elle a conçue pour la Biennale de Venise, où Zineb Sedira représente cette année la France. Pour sa présentation à la presse, elle a d’ailleurs tenu à ce que la conférence se déroule dans un cinéma de Gennevilliers qu’elle fréquentait enfant, plaçant son œuvre sous le signe de la banlieue parisienne et du septième art, deux axes importants de son parcours de vidéaste. « Ma passion pour le cinéma est née en allant voir avec mon père des péplums et des westerns-spaghettis des années 1960-1970 », raconte-t-elle. Son projet pour le pavillon est parti d’une recherche sur cette même période dans les archives de la cinémathèque d’Alger, la menant sur la piste des nombreuses coproductions cinématographiques entre l’Algérie, la France et l’Italie. Le film qu’elle en a tiré, Les rêves n’ont pas de titre, contribuera, promet le communiqué, à « plonger les visiteurs dans un univers aux fondements profondément humanistes », embrassant « des thèmes empreints d’universalisme ». Pour ce dialogue entre « réalité et fiction », il s’est d’abord agi de « libérer l’artiste du rôle d’ambassadeur d’une nation », affirme toutefois Sam Bardaouil, l’un des trois commissaires du pavillon (avec Till Fellrath, son binôme, et Yasmina Reggad). La solidarité, l’humour, l’acceptation de l’autre seront au programme d’une installation qui s’annonce « participative ». Las, une fois à l’extérieur de la salle de conférences, il faut reprendre contact avec un monde plus rude. « Je ne parle pas à la presse », répond en effet de façon peu encourageante la directrice de la galerie kamel mennour, qui représente l’artiste, quand on l’invite à renouer des relations brutalement interrompues depuis la parution dans nos colonnes d’une information factuelle qui semble avoir déplu au marchand parisien. Les artistes ont beau s’efforcer de déconstruire les logiques d’un autre temps…
À l’issue d’une enfance et d’une adolescence passées dans la banlieue parisienne, qu’est-ce qui a constitué Zineb Sedira comme artiste ? Une succession de hasards, selon elle. Au début des années 1980, la jeune femme fabrique des bijoux pour une boutique des Halles. « Je créais des boucles d’oreilles branchées, très colorées, inspirées, déjà, de l’esthétique des années 1960. À cette époque, je faisais aussi beaucoup de photographie en noir et blanc ; j’avais un labo photo chez moi où je développais mes films et réalisais mes propres tirages. Je crois que mon intérêt pour l’art a commencé là… », se remémore-t-elle. Elle évolue alors dans un milieu de musiciens, une scène française sous influence afro-américaine, éprise de rythm’n’blues et de jazz. « Mes amis étaient chanteurs, batteurs, bassistes. Beaucoup d’entre eux figureront dans mon film pour la Biennale de Venise. »
L’envie d’apprendre l’anglais et la rencontre avec un groupe britannique la conduisent bientôt à Londres, où elle découvre les débats sur les « politiques identitaires » à l’origine des mouvements communautaires. Le quartier de Brixton, qui abrite la communauté caribéenne, lui offre un dépaysement culturel d’autant plus bénéfique qu’elle peut prendre de la distance avec son « identité algéro-française, et surtout avec ce terme de “beurette”, très à la mode à Paris, renvoyant à une figure féminine fantasmée, un peu orientalisée, qui [la] mettait très mal à l’aise ». Zineb Sedira suit des cours du soir, puis s’inscrit à l’année préparatoire de la Slade School of Fine Art. « Je pensais me diriger vers le design textile. Mes professeurs m’ont poussée à aller vers les arts plastiques. J’ai finalement opté pour les Critical fine arts practices de Central Saint Martins, un cursus très ouvert qui n’existe plus. On pouvait toucher à tout, à la vidéo, la peinture, la sculpture, la photo…, mais toujours selon une approche conceptuelle. Les enseignantes, deux profs féministes, nous incitaient à réfléchir davantage à la question du contenu qu’à celle de la forme. » Au changement de perspective géographique vient ainsi s’ajouter un appareil critique qui lui permet d’éviter l’écueil de « l’enfermement du traumatisme colonial », pour étudier l’histoire du colonialisme en l’abordant sous un angle plus scientifique.
L’emploi de la première personne est présent très tôt dans ses œuvres photographiques et vidéo dans lesquelles la famille joue un rôle central. Ainsi de son triptyque Mother, Daughter and I (2003) qui met en scène trois générations (sa mère, sa fille et elle-même), tout en suggérant le léger décalage culturel survenu entre elles. C’est bien plus tard que Zineb Sedira a recours aux archives. Se saisissant de ce matériau comme « d’un héritage auquel [elle a] droit », elle transforme alors les documents, les récits oraux ou les vues de paysages pour en faire, dit-elle, des objets visuels narratifs en trois dimensions. Gardiennes d’images (prix SAM Art Projects 2010) est sans doute l’une de ses œuvres qui illustre le mieux cette démarche plastique. Le film exhume les reportages photographiques sur la révolution algérienne de Mohamed Kouaci, en les soumettant aux commentaires de sa veuve Safia Kouaci : son récit intimiste, scandé par les souvenirs de leur vie de couple, se trouve enrichi par ces documents historiques devenus, à plus d’un titre, précieux. C’est aussi le cas de Transmettre en abyme (2012) où l’artiste dialogue avec l’archiviste Hélène Detaille à propos d’un corpus de photographies de ferries internationaux constitué par le photographe Yvon Colas jusque vers la fin des années 1980. À la question de la sauvegarde de la mémoire s’ajoute, dans cette installation, celle de l’intensification contemporaine du trafic maritime symbolisée en contrepoint par des images de bateaux de fret.
Souvent assimilé à une réflexion postcoloniale, le travail de Zineb Sedira ne se réduit pas en effet à ce seul sujet. Il peut surprendre par sa dimension humoristique, d’autant que la caricature, le rire y sont vus comme des armes de résistance – par exemple dans Laughter in Hell (2014-2018), dispositif consacré à sa collection de dessins politiques parus dans la presse algérienne des années 1990, quand la guerre civile faisait rage entre les groupes islamistes et l’État. Mais Zineb Sedira s’intéresse aussi à l’urgence écologique. « Nous, les artistes, nous ne sommes pas juste des rêveurs. Nous sommes aussi là pour parler de ce qui se passe dans le présent », affirme-t-elle. En cette période de guerre et de crise énergétique, son œuvre The End of The Road (2010) entre d’ailleurs étrangement en résonance avec l’actualité. Cette installation vidéo montre des voitures en train d’être mises en pièces détachées dans une casse où elles viennent s’entasser, plan fixe auquel la voix off donne des accents sinistres en évoquant la « dévastation symbolique » liée aux énergies fossiles comme le pétrole. « Son travail prend le pouls de notre époque », assure Sam Bardaouil, l’un des commissaires du pavillon français. Il assume en tout cas une nouvelle ambition esthétique à partir de 2005, année où l’artiste retourne filmer en Algérie. « Pour la première fois, je disposais d’une équipe de tournage et de moyens importants. Cela a aussi été le premier montage où je me suis vraiment lâchée, où j’ai laissé la place à l’intuition », explique-t-elle. Ses vidéos prennent alors une dimension plus cinématographique. En 2006, son court-métrage Saphir met en scène la Méditerranée, point de passage entre le présent et un passé qu’incarne une architecture coloniale, dans une sorte de déchirement que souligne l’écran divisé en deux. A-t-elle le sentiment, aujourd’hui, de fabriquer à son tour des archives pour le futur ? « Ce que les Anglo-Saxons appellent the sharing of knowledge (“le partage de connaissances”) m’intéresse. Dans la pièce Way of Life présentée au Jeu de paume, par exemple, j’ai utilisé pour les collages plein de documents et de photographies trouvés dans les archives de la cinémathèque d’Alger. En les montrant, je partage mes découvertes, notamment s’agissant des archives algériennes, qui sont plus difficiles d’accès. » Pour Venise, plutôt qu’un catalogue classique, elle a imaginé imprimer trois journaux dans l’esprit des revues militantes des années 1960. Le premier opus, intitulé Alger, met à la une les « formes du désir ». Signé Zineb, Yasmina, Sam et Till, l’éditorial rappelle que « le cinéma est l’un des terrains les plus féconds pour la formation, la représentation et la manifestation du désir ».
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Zineb Sedira, deux yeux rivés sur le monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : Zineb Sedira - Deux yeux rivés sur le monde