Depuis soixante ans, l’architecte Yona Friedman a imaginé des villes modulaires, planifiées par l’usager. Portrait d’un humaniste en roue libre.
Il aura fallu beaucoup de malice au conservateur Bernard Blistène pour imposer Yona Friedman dans le cadre de la célébration actuelle des 20 ans de l’Espace d’Art concret à Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes). Car il y a un abîme entre l’âme rigide de ce lieu, incarnée par Gottfried Honegger, et la poésie fluide de l’architecte de papier.
La mixtion n’a pas eu lieu. « Je veux changer le monde avec les moyens d’aujourd’hui, Yona avec les moyens d’hier, tranche froidement le patriarche de l’abstraction géométrique. Il y a deux façons de jouer : jouer en toute liberté ou jouer avec un programme, comme moi. Je trouve sa démarche romantique, et avec le romantisme, on n’arrive pas à grand-chose aujourd’hui. » Les artistes Pedro Reyes, Tomas Saraceno ou Olafur Eliasson sont loin de partager cet avis.
Car la fraîcheur de l’octogénaire n’a pas de date de péremption. « Yona, comme toute sa génération, a un côté “Buena Vista Social Club”. On les fait renaître et après, ils n’arrêtent plus de chanter. On ne sait plus quoi faire avec eux », sourit l’architecte François Roche.
Architecte coordonnateur
Véritable « Merzbau », l’appartement parisien de Friedman ressemble plus à l’antre d’un artiste d’art brut qu’à celui d’un architecte utopiste. Entassant art indien, maquettes et recyclages d’emballages, il a redessiné son intérieur en créant mille narrations souterraines. « C’est une façon de faire disparaître l’architecture avec les moyens les plus simples, indique-t-il. 99,9 % des architectures sont tristes. Je n’aime pas vivre dans une boîte à chaussures. » On retrouve dans le bric-à-brac la poétique du bricolage qui lui est chère.
L’esthétique de la survie se dessinera, elle, dès la Seconde Guerre mondiale, quand le jeune architecte fuit la Hongrie pour la Roumanie. Il y découvre la dure réalité du réfugié, avant de rejoindre Israël en 1946, armé de rêves et d’illusions. Son attachement aux structures irrégulières et capricieuses, son sens de la communauté, s’y achoppent au conservatisme ambiant. C’est en France, où il s’installe en 1957, qu’il peaufine ses théories en créant le Groupe d’étude d’architecture mobile.
Trame suspendue, la cité spatiale doit être réversible, modulaire, et pouvoir être déplaçée dès qu’une fonction devient obsolète. « Je regarde les bâtiments autrement qu’un architecte habituel, explique-t-il. Pour moi, un bâtiment est un processus et non un résultat. » La ville nouvelle ne remplace pas mais intensifie la ville existante. « Les constructions doivent être des squelettes remplissables à volonté », écrit-il dans ses dix principes de l’urbanisme spatial. Au projet du Grand Paris, il préfère l’idée de « ville continent ». « Ce n’est pas Paris qui est intéressante, mais la métropole Europe, insiste-t-il.
Les distances entre Paris, Londres ou Bruxelles sont de deux heures ; l’infrastructure, le TGV, l’Eurostar, existent déjà. Il suffirait d’une “carte orange européenne” pour changer le marché de l’emploi. »
D’après Friedman, l’homme doit prendre son destin en main. Aussi veut-il que l’usager « non professionnel » soit maître du projet. En 1980, il réalise le manuel A Better Life in Towns pour le Conseil de l’Europe. Un titre optimiste car les habitants d’une ville doivent pouvoir améliorer leur environnement en devenant actifs et solidaires. Construit en 1979, le lycée Bergson d’Angers (Maine-et-Loire) est d’ailleurs un exemple réussi d’« auto-planification ».
L’architecte n’est pas exclu, mais il sert de coordonnateur. Pour que le non-spécialiste puisse planifier sa ville, Friedman prône l’imprécision et conçoit un système de ligatures réalisables par chacun. Méthode appliquée à Madras (Inde) pour le Musée des technologies. Il y utilise le savoir-faire et les matériaux locaux, bambous fendus et toits en nattes recouvertes d’aluminium. On imagine la consternation de ses confrères, qui n’aiment guère se voir dépossédés de la notion d’auteur. La plupart d’entre eux le qualifient de « hippie » ou de « beatnik ».
Il y a bien chez cet infatigable prosélyte quelque chose de l’ordre de l’errance ou de l’onde. Ses structures confinent d’ailleurs au nomadisme.
Accessible, Friedman peut converser avec n’importe qui, même avec feu son chien Balkis ! « Je réfléchis à comment un autre être vivant voit les choses, et j’apprends beaucoup sur ma propre vision. Le chien voit flou, ne voit pas des objets mais des taches qui bougent. Et malgré tout, il peut sauter avec précision », explique-t-il.
Son goût de l’échange se mesure à l’aune de ses nombreuses publications, bandes dessinées et manuels réalisés pour l’Unesco. « Pour lui, la transmission est plus importante que la construction. C’est la raison pour laquelle il aime voir les jeunes », constate l’artiste Camille Henrot, coauteur avec lui de l’ouvrage Réception-Transmission (1). « Il est profondément horizontal. Ce n’est pas un idéologue qui se mettrait en position d’autorité. » À la posture oraculaire, Friedman préfère une maïeutique informelle. « Yona me fait grandir, confie son galeriste parisien Kamel Mennour.
Pendant la crise, je suis allé le voir une trentaine de fois. Je buvais ses paroles, car, à aucun moment, il n’y avait de lieu commun. Avec lui, on parle de tout sauf d’art, on parle de la relation au monde, du citoyen. » Son refus de la sacralité se perçoit dans son « Musée sans portes » et sa volonté d’élever au rang d’art les cultures populaires comme le graffiti.
Selon l’architecte, ses utopies sont réalisables. L’évolution urbaine et sociale lui donne parfois raison. La question de libérer le sol ne cesse de se poser à l’heure où des kilomètres de terres agricoles disparaissent pour être bétonnés. « Toutes ses idées serviront de réservoir pour les architectes à venir, à partir du moment où les nécessités économiques et foncières vont se poser. Il y a des provisions d’intelligence en sommeil », indique Frédéric Migayrou, directeur adjoint du Musée national d’art moderne/Centre Pompidou.
Des idées, Friedman en a plein la besace. À commencer par son projet d’une ville installée sur une île de l’océan Arctique. Profitant du réchauffement climatique, ses habitants pourraient y travailler six mois dans l’année, puis migrer le semestre suivant. Une idée pas très écologiquement correcte !
Réhabilité par l’art
Durant des décennies, cette pensée atypique a été écartée en France. Le dogme postmoderne excluait l’expérience et le prototype. L’administration, elle, ne s’encombrait pas de poésie, aussi réalisable fût-elle.
Ainsi, lorsque Friedman propose en 1961 une construction sur les eaux territoriales monégasques, il reçoit un courrier circonspect : « [Le projet] ne me paraît pas susceptible d’être transmis en l’état… Le dossier doit être présenté d’une façon administrative. » Encore aujourd’hui, ses défenseurs même émettent quelques réserves. « C’est un homme qui vit entre la modernité, notion des années 1920, et le futur, notion des années 1960, souligne François Roche. Yona a un humanisme qui vampirise toute chose. Il est humain, trop humain.
Et nous, enfants du postmodernisme, avons appris à nous méfier des grands récits humanistes du XXe siècle. »
L’intéressé ne manifeste néanmoins aucune aigreur. « Il ne se fige pas dans une humeur, il n’est pas rancunier, ne connaît pas la rivalité. Il pense que si l’architecture est mobile et souple, les gens peuvent le devenir aussi », soutient Caroline Cros, commissaire de son exposition à Mouans-Sartoux.
Les plagiats de plus en plus fréquents ne l’irritent pas davantage. « Je vois ça comme une victoire, déclare-t-il. Ça ne m’intéresse pas qu’un objet soit griffé par moi. Si celui qui avait fait le premier bâtiment gothique avait dit que les suivants étaient des plagiats, il aurait été ridicule. »
C’est au monde de l’art, et non à celui de l’architecture, qu’il doit toutefois son revival. Même si cette réhabilitation ne va pas sans méprise. « Le monde de l’art vient voir une scorie d’une Architectura povera, dans les termes de l’Arte povera. Il y a quelque chose qui ne va pas, regrette Frédéric Migayrou. Si le milieu de l’art avait vraiment besoin de Friedman, il aurait aussi besoin des autres utopistes. »
D’après François Roche, « Yona est l’alibi politique d’une scène artistique qui ne pense qu’à faire du fric. » Reste que, grâce au curateur Hans Ulrich Obrist, le travail de Friedman a gagné en visibilité. « Yona est un gain pour le monde de l’art, qu’il a enrichi. Il a participé à beaucoup plus de biennales que nombre de plasticiens dans leur vie », observe Obrist. Mais cet homme multidimensionnel est trop libre pour s’enfermer dans une catégorie, fût-elle artistique.
1923 Naissance à Budapest (Hongrie).
1946 Séjour en Israël.
1957 Fonde le Groupe d’étude d’architecture mobile (GEAM).
1973 Réalise ses premiers manuels pour l’Unesco.
1982-86 Construction du Musée des technologies à Madras (Inde).
2002 Participe à la Documenta de Cassel (Allemagne).
2010 Exposition « Des utopies réalisées » à l’Espace d’Art concret à Mouans-Sartoux (jusqu’au 6 juin).
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Yona Friedman architecte
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°321 du 19 mars 2010, avec le titre suivant : Yona Friedman architecte